TC, 25 mars 1996, Préfet de la région Rhône-Alpes, préfet du Rhône et autres c/ Conseil de prud'hommes de Lyon, conclusions, 03000 ▼
En substance
Les personnels non statutaires travaillant pour le compte d'un service public à caractère administratif sont des agents contractuels de droit public quel que soit leur emploi.
Maître des requêtes au Conseil d'Etat,
Commissaire du gouvernement
M. Berkani, aide de cuisine contractuel au Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS) de Lyon, a été licencié à compter du 3 juin 1994. M. Berkani a saisi le conseil de prud'hommes de Lyon en demandant des indemnités et des dommages et intérêts. Le préfet du Rhône a présenté un déclinatoire de compétence que le conseil de prud'hommes a rejeté implicitement par jugement du 3 juillet 1995 en se déclarant compétent et en condamnant le CROUS à verser à M. Berkani diverses indemnités et des dommages et intérêts. Le préfet a pris un arrêté de conflit.
S'agissant de la régularité de l'arrêté de conflit, M. Berkani invoque tout d'abord la tardiveté de cet arrêté par rapport à la date du jugement. Mais l'arrêté a été pris dans le délai de quinzaine suivant la réception du jugement par le préfet, conformé ment à l'article 8 de l'ordonnance du 1er juin 1828 (T. confl., 1er mars 1993, Préfet de la Seine-Saint-Denis c/Akiana, Rec. p. 394).
M. Berkani fait aussi valoir que le jugement a été frappé d'appel par le CROUS avant même l'arrêté de conflit. Il en conclut que l'arrêté de conflit est irrecevable et que le préfet doit présenter un nouveau déclinatoire devant la cour d'appel. Cet argument peut sembler paradoxal, puisque c'est au contraire le caractère définitif d'un jugement qui s'oppose à la recevabilité du conflit, en vertu de l'article 4 de l'ordonnance du 1er juin 1828. En réa lité la coexistence de l'appel et de l'arrêté de conflit contre le jugement est due à l'irrégularité commise par le conseil de prud'hommes en statuant au fond malgré le déclinatoire de compétence. C'est un cas d'annulation du jugement par le tribunal des conflits et non d'irrecevabilité de l'arrêté de conflit.
S'agissant de la régularité du jugement, vous le déclarerez nul et non avenu pour avoir statué au fond (par exemple: T. confl., 17 juin 1991, Préfet de la Moselle, Rec. p. 463).
S'agissant de la question de compétence, le préfet du Rhône soutient que les personnels ouvriers des CROUS participent au service public et sont des agents publics, notamment en raison de textes spéciaux applicables aux CROUS.
Nous examinerons en premier lieu la question de compétence au regard de la jurisprudence actuelle du Tribunal des conflits, issue de votre décision du 25 novembre 1963, Mme veuve Mazerand (Rec. p. 792), s'inspirant de deux décisions de Section du Conseil d'Etat du 4 juin 1954, Affortit et Vingtain (Rec. p. 342, concl. Chardeau). En vertu de cette jurisprudence, les agents contractuels qui participent directement à l'exécution d'un service public administratif sont des agents de droit public, même si leur contrat ne comporte pas de clauses exorbitantes du droit commun.
Selon M. Berkani, ses fonctions d'aide de cuisine dans un restaurant universitaire auraient consisté à vider les assiettes avant qu'elles ne soient placées dans la machine à laver la vaisselle. Cette description est corroborée par une recommandation du médecin du travail, citée par le conseil de prud'hommes, consistant à éviter le contact avec les vapeurs de la machine à laver.
Au regard de votre jurisprudence actuelle sur les agents des CROUS, les fonctions de M. Berkani sembleraient en faire un agent de droit privé. Vous avez en effet jugé qu'une serveuse de restaurant universitaire ne participe pas directement à l'exécution du service public dont est chargé le CROUS (T. confl., 19 avr. 1982, Mme Robert c/ CROUS de Rennes, Rec., tables p. 645, note critique Imbert à D., 1982, p. 546) Cette solution a été confirmée pour le plongeur d'un restaurant universitaire (T. confl., 13 févr. 1984, Cvetkowski, RD publ. 1985.517). Les fonctions de M. Berkani se situant en aval des fonctions d'une serveuse, on pourrait estimer qu'il participe encore moins directement à l'exécution du service public.
Le Conseil d'Etat a, il est vrai, considéré comme un agent public le chef-boucher d'un CROUS (CE, 23 sept. 1987, Soulas, Rec., tables p. 776). Mais cette solution différente pourrait être justifiée par la différence de situation d'un chef boucher qui participe à la préparation même des repas destinés aux étudiants.
La décision du 19 avril 1982 nous semble toutefois contestable et nous vous proposerons de ne pas vous en inspirer.
La jurisprudence sur les agents de cuisine s'est nuancée depuis cette décision. Le Conseil d'Etat a considéré comme agent public l'aide-cuisinière d'une cantine scolaire (CE, 10 déc. 1986, Mlle Rousseau, Rec. p. 278). Cette solution a été confirmée pour des serveuses et des aides cuisinières d'écoles maternelles (CE, Sect., 27 févr. 1987, Commune de Grand-Bourg de Marie-Galante c/ Mmes Begora, Champarne, Demoly et Selbonne, Rec. p. 80).
Le chef cuisinier de l'ambassade de France à Londres a été considéré comme agent public (CE, Sect., 7 juin 1991, Troquet, Rec. p. 223).
S'agissant des cuisines hospitalières, une cuisinière d'un établissement public hospitalier n'a pas été considérée comme agent public (T. confl., 4 nov. 1991, Celli, Rec., tables p. 985). En revanche, le responsable des achats d'une cuisine hospitalière est un agent public car il intervient dans la définition des repas servis aux malades hospitalisés (CE, 14 janv. 1995, Delignières, reg. n° 150066).
Cette jurisprudence nuancée tient compte du plus ou moins grand rattachement de la restauration aux missions du service public considéré. S'agissant des cantines scolaires, la jurisprudence a considéré que l'encadrement particulièrement étroit nécessité par l'âge des jeunes enfants justifiait le rattachement de la restauration au service public de l'Education.
Même si l'on peut estimer que l'âge des étudiants les rend plus autonomes, la solution retenue par la décision Mme Robert peut surprendre. En effet, l'objet même des CROUS est d'assurer aux étudiants un service d'hébergement et de restauration. Il est vrai que l'on pourrait hésiter à faire dépendre la compétence juridictionnelle de la déconcentration d'un service dans un établissement public spécialisé: faudrait-il retenir des solutions différentes selon que le service de restauration est maintenu dans un service administratif plus vaste ou confié à un établissement spécialisé 7 Mais la création des CROUS par la loi n° 55-425 du 16 avril 1955 manifeste la volonté des pouvoirs publics d'assurer à l'intention des étudiants un service d'hébergement et de restauration inhérent à l'enseignement supérieur.
Dans ces conditions, nous voyons mal pour quoi des agents travaillant dans les cuisines d'un restaurant universitaire ne participeraient pas directement au service public de restauration spécialement confié aux CROUS, puisque tel est l'objet même du service confié à ces établissements.
Il nous semble donc que la nature même des fonctions exercées par M. Berkani lui confère la qualité d'agent public.
Nous examinerons à présent, en second lieu, la question de compétence au regard de textes spéciaux applicables aux agents des CROUS.
Le préfet mentionne tout d'abord le décret n° 87-155 du 5 mars 1987 relatif aux missions et à l'organisation des œuvres universitaires, dont l'article 21 dispose que " les personnels ouvriers, les quels participent directement à la mission de service public de l'établissement, sont des agents contractuels de droit public ".
Mais un décret ne peut modifier les règles normales régissant la répartition des compétences entre les juridictions administrative et judiciaire, ces règles relevant de la compétence du législateur (T. confl., 2 mars 1970, Société Duvoir c/ SNCF:, Rec. p. 885). C'est la raison pour laquelle, par exemple, la jurisprudence ne tient pas compte de la qualification d'établissement public industriel et commercial donnée par décret à un établissement dont la nature réelle est celle d'un établissement public administratif (pour l'ancien Fonds d'orientation et de régularisation des marchés agricoles (FORMA): T. confl., 24 juin 1968, Société Distilleries bretonnes, Rec. p. 801, concl. Gegout).
En matière d'agents contractuels, le Tribunal des conflits a fait application d'un décret conférant à certains agents un statut de droit privé, mais parce qu'une loi prévoyait cette possibilité contraire à la nature même de l'organisme employeur (T. confl., 8 nov. 1982, Mmes Blanchenoix et autres, Rec. p. 462).
Mais un texte de loi est susceptible de s'appliquer aux agents des CROUS. II s'agit de l'article 15 de la loi d'orientation sur l'éducation n° 89-486 du 10 juillet 1989, ainsi rédigé:
" Les personnels administratifs, techniques, ouvriers, sociaux, de santé et de service sont membres de la communauté éducative. Ils concourent directement aux missions du service public de l'éducation et contribuent à assurer le fonctionnement des établissements et des services de l'éducation nationale.
Ils contribuent à la qualité de l'accueil et du cadre de vie et assurent la sécurité, le service de restauration, la protection sanitaire et sociale et, dans les internats, l'hébergement des élèves. ))
La première question relative à la portée de ce texte consiste à savoir s'il concerne l'enseignement universitaire et notamment les CROUS. La réponse nous semble positive. La loi d'orientation sur l'Education concerne notamment l'enseignement universitaire, et, son article 12 précise que les étudiants " participent, par leurs représentants, à la gestion du centre national et des centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires )). Par ailleurs le rapport annexé au projet de loi, publié au Journal officiel à la suite de la loi, commente l'article 15 en indiquant que tous les personnels concourent aux missions du service public d'éducation, notamment dans les CROUS.
La seconde question relative à la portée de l'article 15 est de savoir s'il a pour effet de conférer la qualité d'agent public à tous les agents contractuels relevant du service de l'éducation. Vous ne lui avez pas donné cette portée puisque vous avez, après la loi du 10 juillet 1989, continué à appliquer vos critères jurisprudentiels et à qualifier d'agents contractuels de droit privé des agents de service employés dans des écoles (T. confl., 11 oct. 1993, Mme Prado, n° 2857; T. confl., 18 déc. 1995, Préfet des Hauts-de-Seine et Ville de Meudon c/ Mme Rakba, n° 2989).11 est vrai que ce texte ne précise pas que les agents contractuels de l'Education sont des agents publics.
Pourtant la rédaction de l'article 15 de la loi s'inspire de votre critère jurisprudentiel en affirmant que les agents " concourent directement aux missions du service public de l'éducation )). Cette analogie pourrait être interprétée comme la manifestation de la volonté de clarifier le statut des agents de l'éducation. Cette interprétation est renforcée par l'examen des travaux parlementaires qui révèlent que le rapporteur de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale a indiqué que cet article devrait aider à résoudre les incertitudes nées de la jurisprudence Dame veuve Mazerand (rapport de M. Derosier, AN, 1988-89 n° 725).11 n'y aurait pas un grand effort à faire pour donner à ce texte une portée juridique qui correspond à une réalité: il est quel que peu surprenant de qualifier d'agents de droit privé des agents qui exercent exactement les mêmes fonctions que leurs collègues titulaires.
Même si vous hésitiez à interpréter l'article 15 de la loi du 10 juillet 1989 comme conférant directement un statut d'agent public aux personnels concernés, du moins devriez-vous tenir compte de la mention du service de restauration parmi les services fondamentaux de l'Education nationale, et réviser votre jurisprudence sur les agents des CROUS, comme nous vous l'avons précédemment proposé.
Nous examinerons en troisième lieu la question de compétence dans la perspective d'une simplification radicale de votre jurisprudence relative aux agents contractuels, dont l'origine remonte aux arrêts du Conseil d'Etat du 4 juin 1954, Affortit et Vingtain et à vos arrêts du 23 novembre 1959, Dlle Santelli (Rec. p. 871) et du 25 novembre 1963, Mme veuve Mazerand (Rec. p. 792). Cette jurisprudence, souvent critiquée par la doctrine, est d'application parfois délicate comme en témoigne le flux régulier d'affaires soumises au Tribunal des conflits. Il en résulte une incertitude juridique sur le statut de certains agents et des découpages très subtils comme en témoigne la célèbre affaire, Mme veuve Mazerand. La sécurité juridique n'en sort pas renforcée.
Dans une perspective de simplification, une application de l'article L. 511-1 du code du travail a parfois été suggérée. Cet article, issu de la loi n° 79 44 du 18 janvier 1979 relative aux conseils de prud'hommes, dispose dans son dernier alinéa que " les personnels des services publics, lorsqu'ils sont employés dans les conditions du droit privé, relèvent de la compétence des conseils de prud'hommes ". Si l'on interprète ce texte comme une modification des critères de compétence juridictionnelle, il en résulterait que les agents de droit privé seraient ceux " employés dans les conditions du droit privé ", c'est-à-dire selon un contrat dé pourvu de clauses exorbitantes, quelle que soit leur participation à un service public administratif. Cette thèse nous semble se heurter à trois objections déterminantes.
En premier lieu, le Tribunal des conflits a jugé expressément, à plusieurs reprises, que l'article L. 511-1 du code du travail se borne à préciser la compétence des conseils de prud'hommes sans modifier les critères de répartition des compétences entre les deux ordres de juridictions (T. confl., 29 juin 1987, Mlle Ficheux, Rec., tables p. 776; T. confl., 19 févr. 1990, CNASEA c/Mlle Fillion, Rec. p. 388, sur renvoi de la chambre sociale et T. confl., 21 juin 1993, Préfet de l'Essonne c/ M. Nessili, n° 2869).
Cette appréciation est confirmée par l'examen des travaux parlementaires, qui révèlent que cette disposition, issue d'un amendement parlementaire du 11 décembre 1978 au Sénat, a été brièvement discutée et rédigée de manière à ne pas modifier la frontière entre agents publics et agents privés.
En deuxième lieu, cette thèse présenterait l'inconvénient majeur de soustraire les agents contractuels aux critères habituels de compétence juridictionnelle en matière de contrats. Le critère de la participation directe à l'exécution du service public est une variante du critère général en matière de contrats qui répute administratifs les contrats relatifs à l'exécution même d'un service public (CE, 20 avr. 1956, Époux Bertin, Rec. p. 167; T. confl., 24 juin 1968, Société Distilleries bretonnes, Rec. p. 801). Ce serait un abandon partiel inexplicable du critère du service public.
En troisième lieu, le recours au critère exclusif tiré de la présence de clauses exorbitantes risquerait d'entraîner des solutions aléatoires au gré de la rédaction des contrats. Malgré les critiques que l'on peut formuler sur l'exclusion des agents de service dans votre jurisprudence actuelle, l'apparition du critère de la participation au service public a eu un effet simplificateur par rapport à la recherche de clauses exorbitantes.
Une autre solution simplificatrice consisterait à considérer tous les agents contractuels des servi ces publics administratifs comme des agents de droit privé. Mais un bouleversement aussi considérable nous semble exclu par voie jurisprudentielle en raison de l'ampleur de ses conséquences pratiques, de la cohérence du critère du service public et des indications textuelles en sens contraire don nées notamment dans la loi du 10 juillet 1989 sur l'éducation.
Il resterait une solution simplificatrice de portée beaucoup plus restreinte, consistant à considérer que tous les agents contractuels des services publics administratifs participent à l'exécution du service public.
Sur le plan pratique, cette solution aurait le mérite de simplifier l'application de la jurisprudence en allant dans le sens de textes comme la loi du 10 juillet 1989 et en évitant d'exclure du service public des agents qui exercent souvent les mêmes fonctions que des agents titulaires.
Sur le plan juridique, cette solution serait cohérente avec le critère général du service public en matière de contrats. Elle ne priverait pas de toute portée l'article L. 511-1 du code du travail qui conserverait un sens pour les agents des services publics industriels et commerciaux.
Cette solution aurait, bien évidemment, notre préférence.
Par l'ensemble de ces motifs, nous concluons:
- à la confirmation de l'arrêté de conflit;
- à ce que soient déclarés nuls et non avenus la procédure engagée par M. Berkani devant le conseil de prud'hommes de Lyon, le jugement de cette juridiction en date du 3 juillet 1995 et la procédure subséquente.
Philippe MARTIN
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