TC, 8 février 1873, Blanco, 00012, conclusions ▼
En substance
Le texte des conclusions du commissaire du gouvernement David sur l'arrêt TC, 8 février 1873, Blanco, 00012.
Le texte des conclusions du commissaire du gouvernement David sur l'arrêt TC, 8 février 1873, Blanco, 00012
« Le fait qui a donné lieu à ce conflit est aussi simple qu'il est triste. Une enfant de cinq ans, Agnès Blanco, a été renversée et grièvement blessée par un wagonnet chargé de tabacs, que conduisaient quatre ouvriers de la manufacture des tabacs de Bacatan à Bordeaux, à travers la rue qui sépare le magasin du hangar de cet établissement. — Le père de l'enfant a intenté, devant le tribunal civil de Bordeaux, en vertu des articles 1382 et suiv., une action qui était dirigée tout à la fois contre les quatre ouvriers, comme coauteurs de la blessure causée à sa fille, et contre l'État, comme civilement responsable de l'imprudence de ses préposés.— Cette action tendait à faire condamner les ouvriers et l'État solidairement à lui payer une indemnité de 40,000 fr. Le mémoire en déclinatoire du préfet de la Gironde déniait toute compétence au tribunal, pour connaître de l'instance tant à l'égard des ouvriers qu'à l'égard de l'État.
Le jugement du tribunal civil, en date du 17 juillet 1872, ayant repoussé, sur ces deux points, le déclinatoire, l'arrêté de conflit qui vous est soumis n'a revendiqué la connaissance de l'action, pour l'autorité administrative, qu'en tant qu'elle était dirigée contre l'État, laissant sans conteste à l'autorité judiciaire le droit de connaître du débat entre le sieur Blanco et les ouvriers.
Le conflit étant réduit à ces termes, la question qu'il soulève est celle de savoir quelle est, des deux autorités administrative et judiciaire, celle qui a compétence générale pour connaître des actions en dommages-intérêts formées par les particuliers contre l'État, comme civilement responsable des fautes personnelles de ses agents dans les divers services publics, alors que les lois spéciales à ces services n'ont pas pris soin de régler cette responsabilité et de désigner celle des deux autorités qui serait chargée de l'apprécier.
Cette question a été l'objet d'une dissidence constante entre la Cour de cassation et le Conseil d'État, qui, dans les deux sens opposés, ont montré une égale fermeté à maintenir leur doctrine respective.
Avant d'aborder la discussion, il importe, avant tout, de préciser le point auquel paraît se réduire désormais la controverse.
La Cour de cassation reconnaît, avec le Conseil d'État, que nos lois constitutives de la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire (lois des 22 déc. 1789-8 janv. 1790, sect. 3, article 7; des 16-24 août 1790, tit. 2, article 13 ; du 16 fructidor an 3) interdisent à l'autorité judiciaire tout examen, toute critique, soit des règlements administratifs, des ordres et instructions compétemment donnés par l'administration à ses agents, soit de l'omission de ces diverses mesures. Elle admet donc que les tribunaux civils sont incompétents pour connaître des demandes formées contre l'État par les particuliers, à l'effet d'obtenir la réparation de dommages qui seraient résultés pour eux, soit de l'exécution des règlements et autres actes de l'autorité administrative, soit de l'omission des mesures que la prudence aurait pu commander à cette autorité, et qu'ils lui reprocheraient de n'avoir pas prises (arrêt du 3 juin 1840, Rotrou, S.1840.1.824,—P.1840. 2.241). Sur ce premier point, il ne saurait donc y avoir de difficulté.
Mais il n'en est pas de même des actions en dommages-intérêts formées contre l'État par les particuliers, lorsqu'elles sont fondées, non plus sur l'exécution ou sur l'omission de certaines mesures administratives, mais bien sur des fautes ou négligences personnelles aux agents de l'État dans l'emploi auquel ils sont préposés. Dans ce cas, quelle est l'autorité compétente pour statuer sur le fond du débat ?
C'est sur ce point qu'un désaccord radical, absolu, a constamment existé entre la Cour de cassation et le Conseil d'État.
— En 1850 et 1851, la question a été portée devant le Tribunal des conflits. Dans les différentes espèces dont le tribunal a été saisi, il s'agissait d'instances engagées contre l'administration des postes, à raison de fautes, ou même de crimes reprochés à ses agents. Le tribunal a considéré que, pour décider si ces faits avaient été accomplis par ses agents dans l'exercice de leurs fonctions, et dans quelle mesure ils pouvaient être susceptibles d'engager la responsabilité de l'État, il était nécessaire d'examiner et d'apprécier les règlements relatifs au service de la poste aux lettres ; qu'en se livrant à un semblable examen, l'autorité judiciaire s'immiscerait dans l'appréciation d'actes administratifs dont les lois sur la séparation des pouvoirs lui défendaient de connaître.
— Aussi, dans ces différentes affaires, c'est en se fondant sur la circonstance particulière d'actes administratifs à examiner et à apprécier, que le tribunal s'est prononcé en faveur de la compétence administrative. V. notamment trib. des conflits, 20 mai 1850, Manoury (S.1850.2.618.—P. chr.) ; 17 juillet 1850, Lelellier ; 7 avril 1851, Cailliau (S. 1851.2.583.—P. chr.).
—Le Tribunal des conflits actuel a rendu, récemment, deux décisions analogues par leur motif et leur dispositif, au sujet de conflits élevés par le préfet du Rhône dans des instances engagées contre l'État par la compagnie du chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranee, à raison d'accidents causés par l'explosion de barils de poudre, et que la compagnie imputait à l'imprudence des agents de l'État dans l'emballage et l'arrimage de ces poudres (V. les deux jugements du 25 janv. 1873, supra, 2e part., p. 123).
Si ces différentes décisions n'ont pas tranché, en principe, la question qui nous occupe, il n'en faut pas moins reconnaître qu'elles en ont singulièrement réduit la portée, car désormais le doute n'existe plus que dans les cas où, pour apprécier le principe et la mesure de la responsabilité de l'État, à raison d'une faute reprochée à son agent, il ne serait nullement nécessaire d'apprécier un règlement administratif.
Tel paraît être précisément le cas de l'espèce actuelle.
— D'une part, en effet, le fait d'imprudence reproché aux ouvriers de la manufacture des tabacs de Bordeaux, dans la manœuvre du wagonnet qui a renversé et blessé la jeune Blanco, se rapporte bien directement à leur emploi.
— D'autre part, il n'apparaît pas et il serait bien difficile de concevoir qu'il puisse y avoir, dans l'administration des tabacs, un règlement administratif quelconque qui aurait eu pour but et pour effet de régler les conséquences d'un pareil fait, au point de vue de la responsabilité qui en résulterait pour l'État vis-à-vis des tiers.
— Nous sommes donc en présence d'une action en dommages-intérêts formée par un particulier contre l'État à raison d'un quasi-délit que des gens à son service auraient commis dans l'accomplissement de l'emploi auquel ils sont préposés, et en dehors de tout règlement administratif qui ait pu préciser et limiter la responsabilité de l'État vis-à-vis des tiers.
Quelle est l'autorité compétente pour statuer sur cette action ? En l'absence d'un texte spécial qui ait déterminé la compétence, la question ne peut être tranchée que par l'application des principes généraux.
C'est ici que nous nous trouvons en face des deux doctrines contraires de la Cour de cassation et du Conseil d'État
La première repose tout entière sur cette idée que l'article 1384., C. civ., qui déclare les maîtres et les commettants responsables du dommage causé par leurs domestiques et préposés, est applicable à l'État comme aux particuliers, d'où la conséquence que l'autorité judiciaire serait seule compétente pour tirer les conséquences légales de cette responsabilité, aussi bien à l'égard de l'État qu'à l'égard de simples particuliers : Cass. 1er avril 1845 (3.1845.1.363.—P.1845.1.472); déc. 1854 (S.1855.1.265,—P.1855.1.602).
La doctrine du Conseil d'État contient, tout à la fois, une contradiction directe à la thèse de l'autorité judiciaire, et les motifs qui servent de fondement à la compétence administrative.
— D'une part, en effet, elle conteste que l'article 1384 soit applicable à l'État et que la responsabilité de l'État, en cas de fautes, de négligences ou d'erreurs commises par ses agents, doive être appréciée selon les principes et les dispositions du droit civil.
— D'autre part, elle établit la compétence administrative pour l'appréciation de cette responsabilité sur deux motifs : le premier tiré du principe de la séparation des pouvoirs duquel dériverait l'incompétence de l'autorité judiciaire, pour statuer sur les réclamations formées contre l'État à l'occasion des services publics ; le deuxième, tiré de la législation de 1790 à l'an 3 sur la liquidation de la dette publique, d'après laquelle il n'appartiendrait qu'à l'autorité administrative de déclarer l'État débiteur, c'est-à-dire de statuer sur les actions qui tendent à faire reconnaître une dette à la charge de l'État (V. les arrêts cités ad notarn).
Nous ne nous attacherons pas à ce deuxième motif.
— Les textes législatifs dont il est tiré, en attribuant à l'Assemblée nationale d'abord, à l'autorité administrative ensuite, plénitude de juridiction pour connaître de toutes les difficultés qui pourraient s'élever au sujet des droits de créance réclamés contre l'État, paraissent n'avoir eu en vue que la liquidation des créances arriérées.
— D'un autre côté, ils confondent, dans la généralité de leurs termes, toutes les créances, quelle que soit leur cause, sans distinguer entre elles, suivant qu'elles concernent l'État puissance publique ou l'État personne civile. Or, c'est là une distinction que la raison commande, que la loi du 3 nov. 1790; sur le domaine de l'État, avait eu soin d'observer, et que le Conseil d'État a toujours reconnue et pratiquée depuis quarante ans. Les lois sur la liquidation de la dette publique n'ont pu la laisser de côté qu'à raison, précisément, de leur caractère exceptionnel et transitoire.
Cette règle, qu'il n'appartient qu'à l'autorité administrative de constituer l'État débiteur, outre qu'elle ne repose pas sur une base solide, a donc, si on la prend dans un sens absolu, le grave inconvénient d'exagérer singulièrement la doctrine du Conseil d'État, à laquelle elle a malheureusement prêté sa formule.
Que si on l'entend dans le sens restreint, seul conforme à la jurisprudence du Conseil d'État, qu'elle ne concerne que les actions formées contre l'État puissance publique, à l'exclusion de celles formées contre l'État personne civile, il n'est plus nécessaire d'invoquer à son égard la législation sur la liquidation de la dette publique, car elle n'est plus que l'application à une certaine catégorie d'actions de la première règle plus générale, d'après laquelle l'autorité judiciaire serait incompétente. Pour connaître de toutes les réclamations formées contre l'État par les particuliers à l'occasion des services publics. Mais cette règle est-elle vraiment la conséquence directe et immédiate du principe de la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire?
Pour bien comprendre la signification et la portée de ce principe dans notre droit moderne, il importe de se pénétrer de la pensée de l'Assemblée constituante qui l'y a établi, et, pour nous, cette pensée se révèle, non seulement par l'interdiction faite aux juges de troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, mais encore, et surtout, par la création, dans le sein de l'administration, d'une juridiction pour statuer sur tous les litiges auxquels pouvait donner lieu l'action administrative dans la gestion des divers services publics.
On a souvent contesté cette origine à la justice administrative, pour ne la faire dater que de l'an 8, époque où, dans le grand travail de réorganisation de l'administration française, dû au génie du premier consul, elle a reçu, par l'institution des conseils de préfecture et du Conseil d'État, les principaux organes par lesquels elle fonctionne aujourd'hui, et qui lui ont donné comme sa forme définitive.
Mais il ne faut pas perdre de vue que, dans le domaine du contentieux administratif, les conseils de préfecture n'ont guère fait qu'hériter, en vertu de la loi du 28 pluviôse an 8, des attributions qui avaient successivement appartenu, d'abord aux directoires de district et de département, et, en dernier lieu, aux administrations centrales de départements, de même que le Conseil d'État, en vertu de l'arrêté du 5 nivôse an 8, n'a fait que recueillir la juridiction du dernier degré qui avait d'abord appartenu à la réunion des ministres en Conseil d'État, sous la présidence du roi, puis, après la suppression de ce Conseil, à chacun des ministres, dans son département ministériel, pour résoudre toutes les affaires contentieuses.
Ces institutions nouvelles n'ont donc fait que réorganiser la justice administrative, de manière à donner aux justiciables des garanties analogues à celles qu'ils trouvaient devant les tribunaux civils, mais elles n'ont pas créé la justice administrative, car cette justice, elle était sortie tout entière de l'œuvre même de l'Assemblée constituante.
En effet, la loi des 7-11 sept. 1790, détachée de celle des 16-24 août 1790, dont elle forme une annexe, en attribuant aux directoires de district et de département le jugement du contentieux relatif aux matières des contributions directes et des travaux publics, reconnaissait déjà le principe d'une justice administrative. Elle ne contenait, à la vérité, que des attributions spéciales qui n'embrassaient pas l'ensemble du contentieux administratif, c'est-à-dire la généralité des réclamations auxquelles pouvait donner lieu l'action administrative sous toutes ses formes. Mais, pour ces contestations, il n'était pas besoin d'attribution expresse de compétence, car il suffisait, d'une part, pour les enlever à l'autorité judiciaire, de l'interdiction qui lui était faite, de troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, et, d'autre part, pour leur donner des juges, de la règle générale de la hiérarchie administrative, en vertu de laquelle les citoyens qui se prétendaient lésés dans leurs droits, par les actes de l'administration, pouvaient porter leurs réclamations devant l'autorité administrative supérieure. Cette dernière règle, pour n'avoir pas été formulée dans la loi des 16-24 août 1790, n'en est pas moins certaine. On en trouve d'ailleurs bien vite la consécration légale. C'est d'abord le décret des 7-14 oct. 1790, d'après lequel les réclamations d'incompétence, à l'égard des corps administratifs, ne sont, en aucun cas, du ressort des tribunaux et doivent être portées au roi, chef de l'administration générale. — C'est encore la loi des 27 avril-25 mai 1791 qui, parmi les fonctions du Conseil d'État composé exclusivement du roi et des ministres, comprend l'examen de toutes les difficultés en matière administrative, et l'annulation des actes irréguliers des corps administratifs.
Voilà, messieurs, les vraies origines de la justice administrative dans notre droit moderne, telles que nous les trouvons, dépouillées de leur obscurité primitive, dans un célèbre rapport sur les conseils de préfecture, présenté, en 1850, au Conseil d'État, par M. Boulatignier, ce maître éminent de la science administrative, qui a laissé dans la jurisprudence du Conseil, durant une période de plus de trente ans, les traces ineffaçables d'une coopération aussi fécondé qu'active.
Nous sommes donc fondés à affirmer que la juridiction administrative est sortie complète, au moins dans ses lignes essentielles, de l'œuvre de la Constituante, et qu'ainsi, dans l'organisation des pouvoirs publics, elfe a eu, dès le début, parallèlement à l'autorité judiciaire, sa place marquée et son domaine propre.
C'est maintenant, messieurs, que nous pouvons voir, dans toute son étendue, quelle était, dans la pensée de la Constituante, la portée de l'interdiction faite à l'autorité judiciaire de troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs. Cela ne signifie pas seulement que les juges devront s'abstenir de décider, par voie de dispositions générales et réglementaires, d'annuler ou de redresser les actes de l'autorité administrative, d'en critiquer la légalité. Cela veut dire aussi qu'ils sont radicalement incompétents pour connaître de toutes les demandes formées contre l'administration à raison des services publics, quel que soit leur objet, et alors même qu'elles tendraient, non pas à faire annuler, réformer ou interpréter, par l'autorité judiciaire les actes de l'administration, mais simplement à faire prononcer contre elle, des condamnations pécuniaires en réparation des dommages causés par ses opérations. Et il en était ainsi alors même qu'il s'agissait d'une mainmise par l'administration sur la propriété privée, car ce sont des lois spéciales qui, depuis 1810, ont attribué le règlement de l'indemnité, en cas d'expropriation, à, l'autorité judiciaire.
C'est que l'Assemblée ne voulait pas que l'autorité judiciaire pût exercer une action quelconque sur l'administration, elle ne voulait pas qu'elle pût troubler de quelque manière que ce lût ses opérations. Elle voulait conserver à l'autorité administrative sa liberté complète d'action vis-à-vis de l'autorité judiciaire, afin que sa responsabilité restât entière vis-à-vis du Corps législatif qui devait avoir le contrôle exclusif de sa marche et de ses actes.
Voilà pourquoi, pour le jugement des réclamations auxquelles pouvait donner lieu l'action administrative, une juridiction spéciale était instituée dans le sein de l'administration, étroitement liée à son action, s'inspirant de ses nécessités, et représentée, au degré le plus élevé de la hiérarchie, par les ministres réunis en Conseil d'État et agissant, dans cette partie de leur mission, comme dans toutes les autres branches du service public, sous le contrôle de l'Assemblée nationale.
C'est dans cet ordre d'idées que Thouret, dans son rapport sur la loi des 16-24 août 1790, délimitait le pouvoir judiciaire, par rapport au pouvoir administratif, en ces termes : « Le pouvoir judiciaire, distinct du pouvoir administratif, est circonscrit dans les bornes de la justice distributive, pour le jugement des contestations privées entre les citoyens et pour la punition des crimes »; et que, plus tard, le savant Henrion de Pansey, comme s'il eût voulu tirer la conséquence logique de cette proposition, disait :
« Si le juge ordinaire ou territorial n'a pas le « droit de connaître des affaires administratives, « ce n'est pas, à cet égard, que sa compétence soit restreinte, c'est qu'elle ne s'est jamais « étendue jusque-là. »
En présence de ces deux citations qui déterminent, de la façon la plus nette, le domaine respectif de l'autorité judiciaire et de la juridiction administrative, nous pouvons maintenant conclure que si l'État, en tant que personne civile, considéré soit comme propriétaire, soit comme contractant, el à raison des rapports qui découlent de ces situations entre lui et les particuliers, est justiciable des tribunaux ordinaires, il ne l'est pas, en tant que puissance publique chargée d'assurer la marche des divers services administratifs, à moins pourtant que des lois spéciales à ces services ne l'aient exceptionnellement soumis à l'autorité judiciaire, comme cela a lieu en matière de douanes, de contributions indirectes, d'enregistrement, d'expropriation pour cause d'utilité publique et même de simple occupation temporaire pour travaux de fortifications.
Mais ces exceptions ne font que confirmer la règle de notre droit public qui place dans le domaine naturel de la compétence administrative toutes les réclamations formées contre l'État à raison des services publics .
Cette règle étant établie, il nous semble qu'elle comprend, dans la généralité de ses termes, les réclamations de la nature de celle qui nous occupe dans l'espèce, c'est-à-dire des demandes formées contre l'État à raison des fautes commises par ses agents dans l'accomplissement des services publics.
Nous avons vu que l'unique raison donnée par la Cour de cassation pour faire rentrer ces réclamations dans la compétence judiciaire, était tirée de ce que l'article 1384 était applicable à l'État. Mais c'est là une simple affirmation qui ne repose ni sur les termes de l'article 1384, ni sur le caractère du Code où cet article est placé, lequel a pour objet de régir les rapports des particuliers entre eux, et non les rapports de l'administration avec les citoyens.
À la vérité, nous avons reconnu que l'État, comme propriétaire, comme personne civile capable de s'obliger par des contrats dans les termes du droit commun, était, à ce double point de vue, dans ses rapports avec les particuliers, soumis aux règles du droit civil.
Mais il ne s'agit pas de l'État propriétaire ou personne civile ; il s'agît de l'État puissance publique, à qui l'on vient demander compte d'un dommage causé par ses préposés, dans l'accomplissement de leur service. Or, en principe général, l'État puissance publique n'est pas soumis aux règles du droit civil. Il ne l'est pas non plus à la compétence judiciaire ; il n'en pourrait être autrement que si une loi l'avait formellement déclaré.
Or, nous ne trouvons, dans notre législation, aucune loi générale qui ait déclaré, à l'égard de l'État, cette responsabilité civile, cette compétence judiciaire.
Nous avons bien, il est vrai, quelques lois spéciales qui, pour des cas déterminés, ont reconnu le principe de la responsabilité de l'État à raison des fautes de ses agents, et la compétence judiciaire pour appliquer cette responsabilité. Telle est, par exemple, la loi des 6-22 août 1791 sur les douanes (tit. 13, article 19), qui déclare la régie responsable du fait de ses préposés, dans l'exercice et pour raison de leurs fonctions ; telle est encore la loi du 15 juillet 1845 sur les chemins de fer (article 22), qui soumet l'État à une responsabilité semblable, lorsque le chemin de fer est exploité à ses frais et pour son compte.— Mais il n'eût été certes pas besoin de ces dispositions spéciales si, en règle générale, l'article 1384 et la compétence judiciaire avaient été applicables à l'État Nous n'en pouvons tirer qu'un argument de plus pour prouver que cette règle générale n'existe pas.
Et, maintenant, faut-il le regretter? Nous ne le pensons pas. Il nous semble impossible, en bonne raison et en bonne justice, d'assimiler complètement l'État à un simple particulier pour ses rapports avec ses agents et pour les conséquences qui peuvent en dériver au point de vue de sa responsabilité vis-à-vis des tiers.
Et d'abord, le rôle de l'État, dans l'accomplissement des services publics, est, non pas volontaire, mais obligatoire ; il lui est imposé, non dans un intérêt privé, mais dans l'intérêt de tous.
En second lieu, il faut considérer l'importance et l'étendue de ces services, et (en laissant à part l'armée de terre et de mer, pour ne parler que des services administratifs) le nombre énorme d'agents de toutes sortes, fonctionnaires publics, agents auxiliaires, employés, gens de service, qu'ils nécessitent ; les conditions de leur nomination et de leur avancement qui, réglés souvent par la loi ou par des règlements généraux, ne laissent pas toujours à l'administration la liberté de son choix ; la variété infinie des emplois, et, par suite, des rapports qui s'établissent entre l'État et ses agents à leur occasion.
Il y a là autant de raisons qui montrent que la responsabilité de l'État, pour les fautes de ses agents, ne peut être ni générale ni absolue ; qu'elle doit se modifier suivant les lois et règlements spéciaux à chaque service, suivant leurs nécessités, suivant aussi la nature des emplois. Eh bien ! toutes ces considérations échappent, de leur nature, à l'autorité judiciaire, elles seraient dans bien des cas pour elle, nous ne craignons pas de le dire, un véritable embarras; elles rentrent, au contraire, naturellement dans le domaine de la juridiction administrative, mieux placée que l'autorité judiciaire pour interpréter les lois et les règlements de l'administration, pour connaître les besoins, les nécessités de chaque service, pour établir enfin, entre les intérêts essentiels de l'État et les droits privés, une conciliation qui est le caractère dominant de sa mission.
Maintenant, tout en admettant que, en thèse générale, l'article 1384, C. civ., et la compétence judiciaire pour les cas qu'il prévoit, ne concernent pas l'État, en tant qu'administration, est-il possible de réserver les espèces pour y chercher des distinctions tirées, soit de la nature du service à l'occasion duquel l'action en responsabilité est dirigée contre l'État, soit de la qualité de l'agent qui aura commis le dommage sur lequel est basée l'action ?—Ainsi, dans l'espèce actuelle, il s'agit d'une manufacture de tabacs qui a une grande ressemblance avec une industrie privée. Il s'agit de faits d'imprudence reprochés à de simples ouvriers qui sont en dehors de la hiérarchie administrative. Nous ne nous dissimulons pas tout ce que ces deux circonstances peuvent avoir de favorable pour faire admettre la responsabilité de l'État ; mais nous persistons à penser que, même dans ces circonstances, il ne faut pas faire fléchir la règle de la compétence administrative pour apprécier cette responsabilité.
D'une part, en effet, le service des tabacs, quelque ressemblance que son exploitation puisse offrir avec l'industrie privée, n'en est pas moins un service public, comme tous les autres services dont l'ensemble constitue notre système financier. Or, tous ces services sont des branches de l'administration ; l'État, dans leur gestion, agit toujours comme puissance publique, et, à ce titre, il n'est justiciable, à leur égard, que de la juridiction administrative, à moins d'une dérogation expresse et spéciale que nous ne rencontrons pas dans l'espèce. A la vérité, le Conseil d'État a parfois distingué, parmi les différents services publics, ou plutôt parmi les divers actes de la puissance publique, ceux qui avaient un caractère exclusivement politique; mais ce n'a jamais été pour revendiquer, à leur égard, la compétence de la juridiction administrative; c'était, tout au contraire, pour décliner cette compétence. Quant aux services administratifs proprement dits, les seuls dont nous ayons à nous occuper, quel que soit leur aspect extérieur, qu'ils soient relatifs à la haute police administrative, à la régie économique ou financière du pays, ils ont tous le même caractère de services administratifs, et, à ce titre, ils ne sont justiciables que de la juridiction administrative, sauf les exceptions déterminées par la loi.
Reste la circonstance que ce sont de simples ouvriers qui ont causé l'accident. Mais c'est toujours chose délicate et qui comporte une immixtion dans les détails intérieurs d'un service, que d'apprécier les rapports exacts qui existent entre l'État et les divers individus qu'il y emploie, et les conséquences qui peuvent dériver de ces rapports vis-à-vis des tiers. Or, une pareille immixtion, une pareille appréciation, essentiellement administrative par son objet, ne saurait appartenir aux tribunaux judiciaires. D'ailleurs, quel que soit le caractère des individus qui ont causé l'accident, il est une chose certaine, c'est que les faits reprochés se rapportent directement à un service administratif, puisque c'est précisément cette circonstance qui est le fondement de la demande. Or, elle suffit pour la faire rentrer dans la régie générale d'après laquelle toute réclamation formée contre l'État, à l'occasion d'un service public, appartient à la compétence administrative, règle qui n'est, en définitive, que la sanction pratique du principe de la séparation des pouvoirs.
Ce principe, messieurs, il importe de le maintenir, dans toute l'énergie qu'ont entendu lui imprimer ses fondateurs. C'est ce que nous vous demandons de faire, en confirmant le conflit élevé par le préfet de la Gironde, devant le tribunal civil de Bordeaux, dans l'instance engagée par le sieur Blanco contre l'État. »
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