CE, Ass., 3 juillet 1996, M. Koné, conclusions, 169219 ▼
En substance
En vertu d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, l’État français doit refuser l’extradition d'un étranger lorsqu'elle est demandée dans un but politique. Le cas échéant, les stipulations d’une convention internationale sont interprétées conformément à ce principe.
C.E., Ass., 3 juillet 1996, M. Koné
Conclusions de Jean-Marie DELARUE,
Maître des requêtes au Conseil d'État,
Commissaire du gouvernement
I. M. Moussa Koné, ressortissant du Mali, a transféré sur des comptes bancaires dont il était titulaire à Paris des sommes excédant très sensiblement sa rémunération d'employé de banque. Résident en France en 1994, il a fait l'objet d'un mandat d'arrêt décerné le 22 mars par le président de la chambre d'instruction de la Cour suprême du Mali et a été arrêté à titre provisoire le 19 avril. Une demande d'extradition a été transmise par la voie diplomatique au gouvernement français le 27 avril. La première chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris a donné un avis partiellement favorable à l'extradition pour complicité d'atteinte aux biens publics et enrichissement illicite, mais seulement pour les fonds transférés provenant d'un trafic d'hydrocarbures. Le Gouvernement, en ne retenant que cette seule infraction, a pris le 7 mars 1995 un décret, après rejet d'un pourvoi de l'intéressé devant le Cour de cassation, autorisant l'extradition de M. Koné.
Ce dernier vous défère le décret.
II. Il est évidemment recevable à le faire. Voici déjà longtemps que, renversant une jurisprudence séculaire (CE, 2 juill. 1836, Boidron, Rec. p. 330 et Cass. crim., 13 avr. 1876, S. 1876.I.287), vous accueillez les recours pour excès de pouvoir dirigés contre les décrets d'extradition (CE, Ass., 28 mai 1937, Decerf, Rec. p. 534, note (critique) Laroque, S. 1937.3.73 et 30 mai 1952, Dame Kirkwood, Rec. p. 291 (RD publ. 1952.781, note Waline, concl. Letourneur).
M. Koné développe quatre moyens à l'appui de son pourvoi et l'un d'entre eux a paru justifier l'inscription directe à votre rôle. Vous ne devriez guère hésiter sur les trois autres, que nous vous proposons d'examiner d'emblée.
III. Il est d'abord soutenu que le décret contesté est insuffisamment motivé. Ce moyen est, à dire vrai, soutenu sans fermeté excessive. Il est certain que les décrets d'extradition doivent être motivés (CE, Sect., 17 févr. 1983, Affatigato, Rec. p. 263; concl. Pinault; Gaz. Pal. 22 janv. 1984, p. 3) comme mesures restreignant l'exercice des libertés publiques. Mais, dés lors que le décret énumère les infractions pour lesquelles un mandat d'arrêt a été décerné; que les faits sont punissables en droit français mais ne sont pas prescrits; qu'ils n'ont pas un caractère politique et que la demande des autorités maliennes n'est pas motivée par le but de punir l'intéressé du fait de ses opinions politiques; que le décret est fondé sur la loi de 1927 et l'accord franco-malien de coopération en matière de justice du 9 mars 1962, il répond aux exigences de la loi du 11 juillet 1979 (en ce sens, CE, Sect., 9 déc 1983, Gasparini, Rec. p. 495, concl. Genevois et un grand nombre de décisions: par ex. CE, 22 mars 1995, Libri, Rec. tables).
Il est ensuite indiqué que la mesure prise se fonde sur des faits matériellement inexacts. Ce moyen repose sur un élément matériel de poids. L'article ler du décret mentionne en effet les transferts de fonds provenant de trafics sur les hydrocarbures réalisés par Mariam Cissoko, épouse Koné, et Douah Cissoko. Or, l'accusation malienne repose sur des trafics dont seraient responsables Mme Cissoko épouse Traoré, c'est-à-dire l'épouse de l'ancien chef de l'État, et Douah Cissoko.
Dès lors le requérant vous place devant l'alternative suivante: ou bien le Gouvernement n'a pas procédé à un examen particulier des faits de la cause et, en particulier, n'a pas vérifié. si les conditions de l'extradition étaient bien réunies; ou bien il a voulu impliquer dans cette affaire Mme Koné, son épouse et la décision repose sur des faits matériellement inexacts, personne n'ayant jamais soupçonné la véritable Mme Koné d'infraction.
Il s'agit là évidemment, comme l'indique le garde des Sceaux en défense, d'une erreur de plume, à laquelle vous ne sauriez imputer toutes les conséquences qu'y voit M. Koné. Les pièces de la procédure, tant devant la chambre d'accusation que devant la Cour de cassation, mentionnent bien Mme Traoré, et non Mme Koné. Le Gouvernement a bien examiné les données particulières de l'affaire, sans y impliquer Mme Koné. L'erreur matérielle commise est sans incidence sur la procédure et donc sans influence sur la légalité de la décision prise. Vous en avez ainsi jugé, dans le contentieux de l'extradition, dans le cas de l'omission de la référence d'un article de la convention applicable (CE, 14 oct. 1987, Calderone, Rec., tables p. 732, sur un autre objet, concl. Schrameck), ou bien lorsqu'il y avait erreur matérielle sur les articles du code pénal mentionnés dans l'avis de la chambre d'accusation: (CE, 10 avr. 1991, M. Casim Kilic, req. n° 115 836, concl. Mme Leroy). Vous en avez ainsi jugé dans d'autres matières (CE, 20 oct. 1971, Demoiselles Guegen (Isabelle et Marie), Rec., tables p. 919 (remembrement); 11 févr. 1987, Société SIF Bachy, Rec., tables p. 559 (licenciement)).
Une autre erreur matérielle, d'origine malienne cette fois, est à la base du troisième moyen de M. Koné, tiré de l'erreur de droit. La loi malienne n° 82-39 qui réprime l'enrichissement illicite renvoie, pour le quantum des peines, à une ordonnance " n° 6 CMLN du 12 février 1974 ". Or est jointe au dossier malien copie d'une ordonnance n° 6 du 13 février 1974.
Le moyen se divise en deux branches.
D'une part, le décret aurait ainsi méconnu l'article 48 de l'accord de coopération franco-malien en matière de justice, selon lequel " la qualification légale et les références aux dispositions légales qui leur sont applicables seront indiquées le plus exactement possible " dans la demande d'extradition: en effet, le dossier de demande ferait mention d'une ordonnance qui n'existe pas. Mais vous écarterez ce raisonnement. Comme l'a relevé la chambre d'accusation, dont l'avis ne vous lie évidemment pas, il y incertitude de date, il n'y a aucune incertitude ni sur l'existence du texte, ni sur son contenu. En réa lité, la loi malienne de 1982 a indiqué le 12 au lieu du 13, mais elle a renvoyé à un numéro de texte et à un objet qui sont eux, sans ambiguïté. La demande satisfaisait bien aux exigences de l'article 48.
D'autre part, c'est là l'autre branche, il est dit que faute de certitude sur le texte, il n'y a pas de certitude sur le quantum de la peine. Or, l'article 19 du code pénal malien prévoit que les complices actifs d'un crime ou délit sont punis des mêmes peines que les auteurs. Donc, la peine capitale pourrait être appliquée à M. Koné.
Vous avez déjà jugé à plusieurs reprises que l'application de la peine de mort ayant fait l'objet d'une extradition accordée par le Gouvernement français était contraire à l'ordre public français: (en premier lieu CE, Sect., 27 févr. 1987, Fidan, Rec. p. 81, concl. Bonichot), que, par conséquent, une extradition ne pouvait être légalement accordée que si la partie requérante donnait " des assurances suffisantes que la peine de mort ne soit pas prononcée " ou ne soit pas exécutée (CE, Ass. 15 oct. 1993, Mme Aylor, Rec. p. 283, concl. Vigouroux). Mais si vous admettez ici que l'ordonnance malienne du 13 février 1974 est bien le texte applicable, ainsi qu'il ressort d'ailleurs du texte du mandat d'arrêt décerné par le juge malien, vous constaterez que la peine qu'encourt M. Koné est celle d'un emprisonnement de trois à cinq années, mentionnée à l'article 2,1°, de l'ordonnance de 1974. La peine encourue n'est donc pas contraire à l'ordre public français. Vous écarterez le troisième moyen comme vous l'avez fait de moyens identiques dans d'autres espèces: (Cf. CE, 9 mai 1994, Hejli, Rec. p. 226, concl. Vigouroux).
IV. Il nous faut donc examiner devant vous le dernier moyen. Il consiste à dire que l'article 5-2° de la loi du 10 mars 1927 relative à l'extradition des étrangers prohibe l'extradition lorsqu'elle est demandée dans un but politique; or, l'extradition de M. Koné a bien été demandée dans un but politique; par conséquent, le Gouvernement ne pouvait prendre légalement le décret.
En l'état actuel de votre jurisprudence, ce moyen est certainement voué à l'échec.
A. Comment définir la demande d'un État d'extrader une personne dans un but politique ? C'est, répond le professeur Donnedieu de Vabres, cité par le garde des Sceaux en réponse à une question parlementaire sur ce sujet (question de M. Taittinger, sénateur, du 6 juin 1985 in RID publ. 1986.213) " le subterfuge d'un gouvernement étranger qui, voulant se venger d'un adversaire politique, arguerait pour obtenir sa remise d'un délit ordinaire, qui lui serait à tort ou à raison reproché ".
B. C'est pourquoi des textes normatifs ont fait obstacle à de telles pratiques. Le premier à cet égard, si l'on en croit l'un de vos savants commentateurs (B. Genevois, Le Conseil d'État et le droit de l'extradition, EDCE n° 34 p. 29, qui fait référence sur ce point à Billot, Traité de l'extradition, 1874) est l'article III (1°) de l'Extradition Act britannique du 9 août 1870. Mais les textes utiles, aujourd'hui, parce qu'encore en vigueur, sont de trois sortes.
En premier lieu, les conventions bilatérales d'extradition antérieures à la loi de 1927, ainsi les conventions avec les États-Unis ou avec la Grèce. La convention franco-britannique du 14 août 1875 est la plus explicite. Son article 5 interdit qu'une personne accusée ou condamnée soit livrée (« si la personne prouve, à la satisfaction du magistrat de police ou de la cour devant laquelle elle est amenée par l'habeas corpus, ou du secrétaire D'État, que la demande d'extradition a été faite, en réalité, dans le but de la poursuivre ou de la punir pour un délit de caractère politique »).
Dans ce contexte, en deuxième lieu, la loi de 1927 a repris cette prohibition en énonçant simplement à son article 5-2° que " l'extradition n'est pas accordée[...] 2° lorsque le crime ou délit a un caractère politique ou lorsqu'il résulte des circonstances que l'extradition est demandée dans un but politique ".
Enfin, en dernier lieu, des conventions internationales plus récentes ont repris sous des formes diverses, sur lesquelles nous reviendrons, cette interdiction. Il faut d'ores et déjà indiquer que la Convention européenne d'extradition de 1957, entrée en vigueur pour la France le 11 mai 1986, prévoit dans son article 3, paragraphe 2, que l'extradition ne sera pas accordée si la demande a été présentée aux fins de poursuivre ou de punir une personne à raison de ses opinions politiques. Ce cas de figure apparaît comme une exception dans une convention qui énonce en principe l'obligation d'extrader et limite d'une part les cas de refus, d'autre part les cas où l'extradition est une simple faculté.
C. L'application que vous avez faite de ces normes est différente selon que vos décisions sont intervenues avant ou après l'arrêt d'Assemblée du 20 octobre 1989, Nicolo (Rec. p. 190, concl. Frydman, chron. Honorat-Baptiste, AJDA 1989.756; note Simon, AJDA 1989.788; note Gruber, Petites Affiches, 15 nov. 1989, p. 4; note Favoreu, cette Revue 1989.993; note Calvet, .JCP 1990.I.3429; note Isaac, RTD eur. 1989.78; note Kovar D. 1990, chron. p. 58 et Sabourin, D. 1990.135; note Boulouis, RGDI publ. 1990.91...).
Jusqu'à cette date, vous avez fait application à la matière de l'extradition du principe ancien de la prévalence de la norme internationale sur la norme interne (CE, 17 juill. 1816, Rec. t. 2, p. 91 92). Dans les rapports de la loi de 1927 et des conventions d'extradition, vous avez fait dépendre la primauté de l'une ou des autres selon leur antériorité ou postériorité respective (Picard, Rép. Contentieux, Droit international, Dalloz, n° 417 et s.).
Il y avait donc deux hypothèses.
Ou bien la loi était postérieure à la convention. Dans ce cas, elle devait recevoir application. C'est ainsi que, dans le domaine qui est le vôtre aujourd'hui, par une audacieuse construction, vous avez jugé que la disposition législative de 1927 relative à la demande dans un but politique, disposition postérieure à la convention franco espagnole de 1877, était applicable, qu'elle complétait la convention sur ce point précis, en dépit de son caractère supplétif rappelé à son article ler, et vous avez estimé en l'espèce que la demande avait été faite dans un but politique: (CE, Ass., 24 juin 1977, Astudillo Calleja, Rec. p. 290, concl. Genevois, D. 1977.695; décision, on le sait, critiquée par ailleurs: Cf. W. Jeandidier, La tutelle du Conseil d 'État sur les chambres d’accusation en matière d'extradition, RSC, 1979.239).
Sur ce point le juge judiciaire ne raisonnait pas différemment. La loi s'applique si la convention est antérieure et si elle est plus rigoureuse, elle est réputée la compléter: (Cass. Crim., 7 janv. 1955, Bull. crim. n° 5; ou sur les points que le traité n'a pas réglementé: Cass. crim. 3 juin 1981, Bull. crim. n° 220).
Tant vous-même, par conséquent, que le juge judiciaire ont eu l'occasion de trancher fréquemment la question de savoir si la demande qui était présentée l'était ou non dans un but politique; question tranchée le plus souvent d'ailleurs dans un sens négatif (pour votre jurisprudence, Cf. par ex. CE, 13 oct. 1982, Piperno, Rec., tables p. 516, sur un autre objet concl. O. Dutheillet de Lamothe; 4 mars 1983, Suami Mavambu, req. n° 26 373, Gaz. Pal., 1983, 2, pan. dr. adm. 367, concl. Genevois; Ass., 25 sept. 1984, Lujambio Galdeano, Rec. p. 307, concl. Genevois; JCP 1985.II.20346; pour celle du juge judiciaire, Paris, 19 nov. 1979, Piperno; 22 oct. 1980, Bosco et autres; Aix, 24 juin 1981, Arrugaeta San Emetorio; Paris, 20 oct. 1982, Scalzone et autres, J.-Cl,. Dr. pén. int., Fasc. 405-B-4, lre app. art. 686 à 696, Fasc. 15; dans le sens de la reconnaissance d'un but politique à la demande: Paris; 3 juill. 1967, Hennin, JCP 1967.II.15274; Paris, 4 déc. 1967, Inacio Da Palma, JCP 1968. II. 15387).
Ou bien la convention était postérieure, et dans ce cas elle devait prévaloir sur la loi de 1927, même en ce que cette dernière mentionnait qu'elle s'applique aux points qui n'auraient pas été réglementés par les traités. C'est ce que vous avez indiqué dans plusieurs décisions (en particulier: CE, Ass., 16 nov. 1977, Croissant, Rec. p. 292, concl. Morisot; 27 juill. 1979, Salati, Rec. p. 333, concl. J.-F. Théry; Ass., 15 févr. 1980, (Gabor) Winter, Rec. p. 87; concl. Labetoulle, D. 1980.449; 28 juill. 1989, Osa Arocena, Rec. tables p. 685). C'est ce que faisait également le juge judiciaire (Cass. crim., 30 juin 1981, préc., et par ex. Paris, 9 juill. 1980, Hofmann, Barabass et autres, J.-CI. Dr. int.).
Depuis l'intervention de la jurisprudence Nicolo, il n'y a plus lieu de distinguer entre les conventions antérieures et postérieures aux lois. Dès lors qu'une extradition est faite sur le fondement d'une convention, ce qui est le cas de la majorité (selon notre décompte, environ cinquante États sont couverts par une convention multilatérale ou bilatérale, et les extraditions actuellement concernent environ une vingtaine de pays distincts chaque année, dont très majoritairement quatre pays seulement, la Belgique, l'Italie, l'Allemagne et la Suisse), la loi de 1927 ne peut être invoquée puisque, selon ce que vous écrivez dans vos décisions, elle ne peut prévaloir sur la convention qui, en vertu de l'article 55 de la Constitution, a une autorité supérieure à celle de la loi (v. pour la convention franco-belge de 1874 par ex.: CE, 8 nov. 1995, Masina, Rec., tables).
Par conséquent, dans la mesure où l'article 5-2° de la loi de 1927 relatif à la demande d'extradition fondée dans un but politique est de ceux qui ajoutent une condition à l'extradition des personnes réclamées, il ne peut recevoir application. Vous en avez ainsi jugé à plusieurs reprises expressément (23 oct. 1991, Urdiain Cirizar, Rec. p. 347, concl. R. Abraham; du même jour, Watts, req. n° 123 181; 13 mars 1992, Mme Druum, req. n° 131 690, concl. Dutreil).
Il résulte de tout ceci que l'application de votre jurisprudence doit vous conduire à écarter le moyen tiré par M. Koné de la méconnaissance de l'article 5-2° de la loi de 1927.
V. Nous allons vous demander de contourner cette jurisprudence, en reconnaissant l'existence d'un principe général du droit de l'extradition, selon lequel l'État requis refuse l'extradition lorsqu'elle est demandée dans un but politique. Nous voudrions vous convaincre, d'une part, que cette règle a longtemps prévalu en droit interne et qu'elle reçoit application en droit international et, d'autre part, qu'elle est opportune en droit et en fait, ainsi que le suggérait, votre commissaire du gouvernement Abraham dans l'affaire Urdian Cirizar précitée.
Avant d'en venir au fond, toutefois, il n'est peut-être pas inutile de faire deux remarques préalables.
La première est relative aux principes généraux du droit, applicables vous le savez, " même en l'absence de texte" (CE, Ass., 26 oct. 1945, Aramu, Rec. p. 213 - concl. Odent, D. 1946.158 -; sur la notion, B. Genevois, Principes généraux du droit, Rép. Contentieux adm. Dalloz). Leur usage dans un domaine où prime le droit international n'est pas une nouveauté. Vous en faites usage en particulier dans le droit extraditionnel. A ce titre, vous avez déjà indiqué que " sauf erreur évidente, il n'appartient pas aux autorités françaises [...] de connaître la réalité des charges pesant sur la personne réclamée ou ayant entraîné sa condamnation " (CE, Ass., (Gabor) Winter, préc.); que l'extradition était impossible lorsque le système judiciaire du pays demandeur ne respecte pas les droits et libertés fondamentaux de la personne (CE, Ass., Lujambio Galdeano, préc.); qu'il n'appartenait pas au gouvernement français de vérifier si les faits ont reçu de l'État requérant une exacte qualification juridique au regard de sa loi pénale (CE, 24 mai 1985, Mac Caffery, Rec. p. 160, concl. Denoix de Saint Marc); qu'il était impossible d'extrader une personne à raison de faits amnistiés dans l'État requérant, ainsi du moins qu'il ressort des conclusions du commissaire du gouvernement et de la présentation qui a été faite au Recueil de la décision de Section, 29 septembre 1989, Saia, p. 177 (concl. R. Abraham, cette Revue 1989.773, chron. AJDA 1989.773); enfin que le principe non bis in idem était applicable à la matière de l'extradition (9 mai 1994, Hejli, préc.). Quant au juge judiciaire, c'est après tout sur le fondement des principes généraux du droit que la Cour de cassation a admis, dans sa célèbre décision Pietro Dore, du 17 mai 1984 (D. 1984.536; JCP 1985.II. 20332), de contrôler les avis des chambres d'accusation donnés en matière d'extradition.
Vous avez fait de même dans le droit, également très lié au droit international, des réfugiés, s'agissant de l'impossibilité pour un État qui lui reconnaît cette qualité, de remettre un réfugié, de quelque manière que ce soit, aux autorités du pays d'origine, y compris d'ailleurs sous forme extraditionnelle (CE, Ass., ler avr. 1988, Bereciartua Echarri, Rec. p. 135, concl. Vigouroux, JCP 1988.II.21971), ou bien de la reconnaissance de la qualité de réfugié au conjoint et aux enfants mineurs d'une personne reconnue comme réfugiée: (CE, Ass., 2 déc. 1994, Mme Agyepong, Rec. p. 523, concl. M. Denis-Linton).
On doit en déduire que la reconnaissance d'un nouveau principe général applicable dans le droit de l'extradition ne pose aujourd'hui aucun problème de principe.
La seconde remarque est plus encore de méthode et voudrait contribuer à bien cerner le problème qui vous est posé aujourd'hui. Il existe, tant en droit interne qu'en droit international, une prohibition générale de l'extradition lorsque les faits reprochés constituent des infractions politiques ou des infractions connexes à des délits ou des crimes politiques. Vous avez à vous pencher bien souvent sur cette notion et, en dépit des commentaires de la doctrine, qui décèle dans la jurisprudence en la matière quelque " caractère ondoyant ", elle nous paraît relativement bien établie, au moins pour les faits les plus graves, liés en particulier au terrorisme: vous indiquez que la " circonstance que ces crimes, qui ne sont pas politiques par leur nature, auraient été commis dans un but politique, ne suffit pas, compte tenu de leur gravité, à les faire regarder comme ayant un caractère politique " (par ex. CE, 20 mai 1981, Nicolaï; Rec., tables p. 749, concl. Stirn; ou 9 mai 1994, Bracci, Rec. p. 226, concl. Vigouroux; Cf. aussi Genevois, concl. sur Lujambio Galdeano, préc.: " La circonstance que certains crimes, qui ne sont pas politiques par leur objet, auraient un but politique, ne suffit pas, compte tenu de leur gravité, à les faire regarder comme ayant un caractère politique "). Des propos essentiels ont été tenus à cet endroit pour définir l'infraction politique (en particulier concl. Labetoulle, op. cit. sur (Gabor) Winter, préc.; pour un examen d'ensemble, Cf. Jean-Jacques Lemouland, Les critères jurisprudentiels de l'infraction politique, RSC, 1988.16 et s.) Votre jurisprudence sur ce point n'est pas en cause aujourd'hui. Même si nous allons essayer de vous démontrer dans un instant que les deux éléments sont indissociables, il importe de distinguer d'emblée ce qui tient à la conduite de la personne poursuivie ou condamnée dont l'extradition est demandée, et ce qui tient à l'attitude de l’État à l'égard de cette personne; autrement dit, séparer l'auteur de l'in fraction et l'auteur des poursuites.
Dans l'espèce qui vous est soumise ici, c'est bien ce second aspect, relatif à l'attitude de la puissance publique, qui est seul en cause.
Il faut en venir au fond de la question.
VI. Pourquoi faut-il que le but politique de l'État requérant soit banni par le droit extraditionnel ? Nous voudrions donner à cet égard quelques perspectives et surtout quelques solides raisons juridiques.
A. Les perspectives sont bien connues (Cf. par exemple Georges Levasseur, Les avatars du droit et de la pratique de l'extradition, cette Revue 1985.145 et s.). Il s'est produit un renversement dans la manière dont les États concevaient l'extradition au long du XIXe siècle. Jusqu'alors les souverains usaient de cet instrument afin de se livrer les politiques et, éventuellement, les déserteurs. Aujourd'hui, l'extradition, pour reprendre une juste expression, est le moyen de ne pas se livrer les délinquants politiques (Mme Koering-Joulin, Infraction politique et violence, ,JCP 1982.I.3066). La volonté des pays où les droits démocratiques étaient établis de protéger les op posants des monarchies où ils ne l'étaient pas, l'extension des prérogatives des juges, des épisodes historiques retentissants, aussi, ont conduit à ce changement (Cf. circulaire française de 1841 citée in Genevois, EDCE, op. cit.): " Aucun texte, indiquait au Sénat M. Vallier, rapporteur du texte qui allait devenir la loi de 1927, dans la législation française, en matière de délit et de crime politique, ne garantit l'immunité et refuse l'extradition. Or, toutes les nations civilisées, surtout depuis un siècle, se sont honorées en refusant l'extradition en matière politique " (J.O., débats, Sénat, séance au 9 décembre 1926, p. 1734). Personne aujourd'hui ne songe à remettre en cause ce principe, sous la réserve qu'on indiquera tout à l'heure à l'heure à propos de l'Europe.
B. Y a-t-il des motifs proprement juridiques qui peuvent conforter cette opinion ? Il nous semble pouvoir en discerner quatre, d'inégale valeur.
La première raison prolonge directement les perspectives qui viennent d'être retracées. Il s'agit de protéger d'une certaine manière l'extradable qui aurait agi pour une cause jugée digne, et selon des moyens appropriés. Cette idée est communément reprise, par exemple dans le rapport sénatorial lors du débat sur la ratification de la Convention européenne d'extradition (rapport Bosson, Sénat 1985- 1986, n° 200; Cf. p. 5). Certes, elle n'est pas dénuée d'ambiguïté, et le recteur Lombois n'a vu que " romantisme " dans ce que l'on appelle communément le (prétendu) droit d'asile. On ne peut ignorer cependant non seulement le Préambule de la Constitution de 1946, mais surtout la lecture qui en a été faite voici quelques années, avec l'introduction, par la loi constitutionnelle du 25 novembre 1993, de l'article 53-1 de la Constitution, qui prévoit la possibilité d'accords avec les États européens sur l'examen des demandes d'asile, mais mentionne simultanément le droit de la puissance publique de donner asile " à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ". De votre côté, vous avez jugé que le Préambule de la Constitution de 1946 sur ce point ne pouvait s'imposer au pouvoir réglementaire "que dans les conditions et limites définies par les dispositions contenues dans les lois ou dans les conventions internationales incorporées en droit français": (CE, 27 sept. 1985, France Terre d'Asile, Rec. p. 263, concl. Boyon)... Le droit extraditionnel peut être une des expressions de ces conditions et limites.
La deuxième est plus importante à nos yeux. Il s'agit des rapports entre États qu'implique l'extradition. Ce sont des rapports de confiance, on y reviendra, et d'égal intérêt: rendre effective la poursuite contre un délinquant ou un criminel est d'égale importance pour l'État requérant comme pour l'État requis. Or en matière politique, il n'y a plus d'équilibre sur ce plan, mais dissymétrie entre les deux États: l'un cherche à mettre la main sur un gêneur, l'autre doit livrer quelqu'un qui ne le gêne nullement, par construction. Et s'il le livre, n'est-ce pas agir alors au profit d'une faction d'un autre État ? " Par l'extradition, note-t-on, les États (doivent collaborer) à la répression, non aux représailles politiques " (Cl. Lombois, Chron. RSC, 1984.803). N'est-ce pas aussi aller à l'encontre d'un principe de non-intervention dont on sait qu'il constitue " la conséquence nécessaire et directe des deux piliers du droit des relations internationales, le principe de souveraineté et celui de l'égalité des États" (Cf. CIJ, décision Détroit de Corfou, du 9 avril 1949, Rec. 1949.35; v. Nguyen Quoc Dinh et al., Droit international public, 4e éd., LGDJ, 1992, p. 427 et s.) ?
Le troisième motif n'est qu'en apparence l'inverse du précédent. Il consiste, pour l'État requis, singulièrement pour l'un des pays comme le nôtre, a prendre en considération la nature du régime politique de l'État requérant. Le commissaire du gouvernement Labetoulle, dans l'affaire (Gabor) Winter (préc.) suggérait de prendre en compte ce critère à propos de l'infraction politique. Nous pensons qu'il vaut bien plus encore pour la demande à but politique. Et d'ailleurs, certaines chambres d'accusation n'ont pas ignoré cette référence possible, comme celle de Douai, dans une affaire Mme Grasso, du 29 novembre 1983 (JCP 1985.II.20353), qui a mis en avant l'État respectueux des libertés et droits fondamentaux. On sait que ces États ne sont pas aujourd'hui les plus nombreux.
Enfin et surtout, la quatrième raison, liée à la précédente, réside dans la nécessaire garantie de bonne justice dans l'État requérant. Cette exigence est forte en droit interne. Vous y veillez scrupuleusement depuis votre décision Lujambio Galdeano, précitée (par ex. CE, 7 janv. 1987, Nurock, req. n° 75 867; 27 oct. 1989, Picabea Burunza, Rec. p. 218, concl. R. Abraham cette Revue 1990.571; Ass., 15 oct. 1993, Mme Aylor, Rec. p. 283...). Elle est de plus en plus forte en droit international, où se multiplient des textes en la matière, soit universels (article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et individuels), soit régionaux (Cf. document final de la réunion de Copenhague des 51 États de la CSCE), et surtout la jurisprudence née de l'application de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme: vous acceptez vous-même d'examiner la conformité des décrets d'extradition à ses stipulations (Gabor Winter, préc.; Nicolaï; préc.; 14 déc. 1987, Urizar Murgoitio, cette Revue 1989.54; 22 mars 1995, Libri, Rec., tables). Corollairement, la Cour de Stras bourg connaît d'affaires d'extradition ou liées à des extraditions, à propos desquelles elle examine leur régularité au regard des articles 3 (Cf. Cour plén., 7 juill. 1989, Soering c/ Royaume-Uni, série A, n°161 ;note Labayle, JCP 1990.I.3452),5 (21 oct. 1986, Sanchez-Reisse, RSC 1987.490; 24 sept. 1992, Kolompar c/ Belgique, série A, n° 235-C; Quinn c/ France, RSC juill.-sept. 1995), 6 (Soering, préc.; la Cour de cassation a cependant précisé que l'article 6-1 de la Convention n'était pas applicable à la chambre d'accusation rendant un avis en matière d'extradition: Cass. crim., 26 oct. 1993, Bull. crim. n° 312, p. 787) ou 13. On a pu parler à ce propos de la naissance d'un ordre public européen en matière d'extradition (Labayle, JCP 1990.I.3452; Cf. commentaire plus réservé de C. van den Wyngaert - L'ouverture de la boîte de Pandore - sur Soering préc. dans Int. and comp. law quaterly 1990, p. 757).
Que déduire de tout ceci ? Nous l'avons dit, l'extradition n'est pas une mesure nationale; c'est une mesure bilatérale qui postule la confiance entre deux États, puisqu'aussi bien celle-ci per met la mise en œuvre du principe de spécialité de l'extradition, selon lequel c'est l'État requis qui définit le cadre dans lequel l'État requérant va pouvoir poursuivre ou punir (C. Lombois, Droit pénal international, Dalloz 1979, p. 591). La demande dans un but politique fait disparaître cette confiance. Non seulement l'État requérant est suspect de grimer les charges, mais surtout il devient moins certain qu'il saura respecter ou faire respecter le cadre fixé par l'État requis, soit que le quantum de la peine soit disproportionné par rapport à l'infraction, soit que d'autres infractions soient mises indûment en avant, postérieurement à la livraison de l'extradé. Évolution due au fait que ce dernier n'est plus un délinquant, mais comme le relevait justement le rapporteur de la loi de 1927 au Sénat, ("un adversaire"). On voit par ces déviations possibles que les infractions qualifiées de politiques ou les demandes présentées pour un but politique risquent, les unes comme les autres, de produire les mêmes effets.
VII. Ce sont ces motifs qui nous amènent à la nécessité du principe général évoqué tout à l'heure, sans en ignorer les risques. Le droit extraditionnel doit être ferme sur la protection des personnes; il ne doit pas pour autant multiplier les procédures inutiles. Mais nous voudrions vous montrer à présent l'importance qu'a cette règle dans le droit existant.
A. Il n'y a pas lieu de revenir longuement sur la loi de 1927. Il vous a déjà été expliqué ici même que l'indication par l'article 5-2° que la demande ne devait pas être faite dans un but politique ne figurait pas dans la proposition de loi initiale de 1923, et qu'elle résultait du travail de la commission sénatoriale. Rien ne doit être tiré de cette circonstance, sinon que le Parlement a voulu, en matière politique, "assurer une immunité aussi complète que possible". Faut-il alors minimiser la portée du texte au motif, rappelé par l'article 1er de la loi, que celle-ci n'est que supplétive par rapport aux traités ?
Sur ce point, nous ferons trois réponses. D'une part, cette portée supplétive n'a pas empêché votre jurisprudence, jusqu'à une date récente, de faire jouer à la loi de 1927 un rôle important, y compris pour la disposition qui vous occupe aujourd'hui (Cf. décision Astudillo Calleja préc.). D'autre part, si certains pays n'extradent que lorsqu'existent des conventions bilatérales ou multilatérales (cas des États-Unis), la France extrade, elle, le cas échéant en l'absence de Convention, en se fondant sur les dispositions de la loi de 1927 et certains extradés peuvent se prévaloir uniquement de ce texte. Enfin, le problème est de savoir ce que cette disposition, appelée par certains auteurs la ("clause française", a laissé comme trace dans le droit des conventions ultérieures, puisque aussi bien le Parlement a eu l'occasion de se prononcer fréquemment depuis 1927 sur le contenu de ces conventions par le biais des lois de ratification.
B. Venons-en précisément aux conventions ultérieures, en distinguant la Convention européenne d'extradition des conventions bilatérales.
I) La Convention européenne du 13 décembre 1957 comporte un article 3 appelé "in fractions politiques" dans lequel, après la mention du refus d'extrader lorsque l'infraction est politique ou pour un fait connexe à une telle infraction, on lit un paragraphe 2 qui est ainsi rédigé:
"La même règle s'appliquera si la Partie requise a des raisons sérieuses de croire que la demande d'extradition motivée par une infraction de droit commun a été présentée aux fins de poursuivre ou de punir un individu pour des considérations de race, de religion, de nationalité ou d'opinions politiques ou que la situation de cet individu risque d'être aggravée pour l'une ou l'autre de ces raisons".
Nous pensons que c'est là une autre manière de présenter la " clause française ", c'est-à-dire la demande faite dans un but politique.
Vous n'avez pas, pourtant, adopté franchement cette manière de voir. Dans une décision Kilic du 10 avril 1991 (préc.), vous vous êtes bornés, sans citer le texte de la Convention, à indiquer qu'il ne résultait pas de l'instruction que la demande d'extradition ait été présentée aux fins de poursuivre le requérant pour des considérations tirées de ses opinions politiques. Dans une autre décision Mme Druum du 13 mars 1992 (préc.), vous avez cité l'article 3, paragraphe 2 de la Convention, en répondant de la même manière (après avoir écarté le moyen tiré de l'article 5-2 de la loi, qui ne pouvait prévaloir sur la Convention européenne).
Toutefois, ces décisions, éclairées par les conclusions, pourraient faire apparaître l'idée qu'outre les infractions politiques inscrites dans tous les textes, et la demande pour but politique inscrite dans la loi de 1927, la Convention européenne prohiberait quant à elle l'extradition à raison des opinions politiques. Nous ne faisons pas nôtre cette thèse pour trois raisons.
Une raison de texte d'abord. La Convention ne se réfère pas pour elles-mêmes à la race, la religion, la nationalité et les opinions politiques, énumération qui n'est pas sans rappeler celle de la convention de Genève relative aux réfugiés; elle se réfère à la demande présentée pour des considérations tirées de ces facteurs. Autrement dit, ce sont les demandes de l'État requérant qui sont visées comme dans la loi de 1927, dans lesquelles on doit prendre garde, non seulement au facteur politique comme dans cette loi, mais aussi aux facteurs racial, religieux et national.
Un motif tiré des travaux préparatoires de la convention (c'est-à-dire du Rapport explicatif sur la Convention édité par le Conseil de l'Europe, dans lequel sont mentionnés les débats des experts) ensuite: l'article 3, paragraphe 2, n'a suscité aucun débat contradictoire, non plus d'ailleurs qu'aucune réserve, au contraire de la clause d'attentat qui suit au paragraphe 3. Il est facile de penser que les experts français auraient été opposés à une rédaction éloignée de la loi de 1927. Tout laisse croire au contraire qu'ils ont pensé qu'était insérée la " clause française ".
Enfin l'opinion que l'article 3-2 traduit la clause française est celle des experts les plus avisés de la matière (Cf. analyse de M. Levasseur dans J.-Cl. Dr. int.) L'un deux écrit: " La Convention européenne explicite ce qu'il y avait de latent dans la loi française de 1927 " ( J. Borricand, L'extradition des terroristes, RSC 1980, Cf. p. 676).
Ce que nous identifions comme la clause française existe aussi dans la Convention européenne pour la répression du terrorisme, signée à Strasbourg le 27 janvier 1977 (art. 5) et ratifiée par la France (loi du 16 juillet 1987).
2) En matière de conventions bilatérales, la clause française figure, on l'a indiqué, dans trois conventions au tournant du dernier siècle (Grande-Bretagne, art. 5; Grèce, art. 5; États Unis, art. 6). Elle figure aussi, dans des termes proches de la loi de 1927, dans la convention passée avec la Hongrie le 31 juillet 1980. Dans les termes de la Convention européenne d'extradition, elle figure dans six conventions signées de 1964 à 1992, respectivement avec l'Iran, la Roumanie, l’Égypte, l'Australie, le Canada et Monaco. Elle ne figure sous aucune forme dans aucun des accords de politique judiciaire signés avec les États africains, déjà réticents à inscrire l'infraction politique (en cas d'infraction politique, les accords avec l'Afrique ne prévoient la plupart du temps qu'une simple faculté, et non une obligation, de ne pas extrader) c'est bien entendu le cas de l'accord de coopération en matière de justice signé le 9 mars 1962 avec le Mali (Cf. art. 44).
Si vous nous suivez dans cette lecture des textes, vous devrez en déduire que, sous essentiellement deux formes, ce qui a été voulu dans la loi de 1927 continue d'être inscrit dans la plupart des relations qui existent aujourd'hui en matière extraditionnelle, la Convention européenne regroupant à elle seule 21 pays Ajoutons, pour faire bonne mesure, que les gouvernements successifs ont voulu appliquer avec constance la règle, au moins dans la période récente: à l'issue d'un Conseil des ministres du 10 novembre 1982, a été publié un communiqué sur la politique suivie en matière d'extradition. Il y était affirmé la nécessité d'extrader les auteurs de crimes graves commis dans des pays respectueux des droits et libertés; y étaient rappelés aussi les quatre critères servant à apprécier les demandes d'extradition parmi lesquels figurait " le mobile politique de la demande d'extradition ". Cette politique a fait l'objet d'une circulaire du garde des Sceaux de 1983; elle a été confirmée par son successeur au Parlement le 25 juin 1987, et une nouvelle fois, en 1988, en réponse à un sénateur qui demandait ce qu'étaient devenus les critères de 1982. La réponse fut: " Les différents gouvernements qui se sont succédé ont appliqué ces critères " (Question écrite de M. Longequeue, sénateur, n° 1648 du 29 septembre 1988 et réponse JO Sénat, 4 mai 1989, p. 700).
VIII. Outre ce constat, il nous semble que de solides arguments juridiques militent en faveur d'un principe général. Le premier est tiré de votre jurisprudence, le second de votre Assemblée générale, le dernier de l'opportunité.
A. D'abord la jurisprudence. Sans revenir sur les évolutions qui ont marqué depuis vingt ans bientôt votre jurisprudence en matière d'extradition, marquons deux constats.
1) D'une part, vous contrôlez une part importante des éléments qui s'attachent à la demande de l'État requérant, applicables avant et après la livraison de l'extradé. Avant, vous vous attachez a vérifier les conditions de réunion des charges pesant sur l'individu (CE, Ass., 8 mars 1985, Garcia Henriquez, Rec. p. 70, concl. Genevois et chron. AJDA 1985.408). Vous avez ainsi pris parti sur les écoutes téléphoniques ou l'utilisation de " repentis ". Vous vous interrogez aussi sur la procédure judiciaire, par exemple sur telle procédure de contumace (CE, Sect., 27 févr. 1987, Trincanato, Rec. p. 83, concl. Bonichot; cette Revue 1987.601 et 8 juin 1994, Bolamba, req. n° 151 601), ou telle mesure d'isolement des prévenus (CE, 22 mars 1995, Libri, n° 160 749) ou, nous vous l'avons dit, non seulement sur le point de savoir s'il y a prescription, comme vous y invitent les textes, mais sur l'application éventuelle de l'amnistie (Saia, préc.). Mais vous essayez de savoir en outre quelles sont les conditions de jugement ou d'exécution des peines, postérieurement à une éventuelle extradition: vous vous êtes posés la question en particulier pour une application possible de la peine capitale, dans vos trois décisions Fidan (CE, Sect., 27 févr. 1987, Rec. p. 81), Gacem (14 déc. 1987) et Mme Aylor (préc.). Dans ces domaines, vous vous fondez sur l'ordre public français, que notre collègue Bonichot définissait comme " l'ensemble des règles, principes et institutions qui sont à la base du système répressif français " (concl. sur Fidan, préc. D. 1987, Cf. p. 307).
Il y aurait quelque chose de paradoxal, nous semble-t-il, d'ignorer, lorsque les conventions existantes ne permettent pas de la prendre en compte, une dimension de la demande qui a pour effet de remettre en cause l'impartialité des juges.
2) D'autre part, vous contrôlez désormais le refus d'extrader de l'État requis, depuis votre décision d'Assemblée du 15 octobre 1993, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et autres (Rec. p. 267, concl. Vigouroux), lorsque, en dépit de l'avis favorable de la chambre d'accusation, le Gouvernement décide de ne pas donner suite à la demande. Vraisemblablement, dans ce cadre, l'opportunité sera un des éléments du débat. Nous ne voyons pas pourquoi il faudrait alors l'exclure y compris dans sa dimension politique telle que formulée par la clause française, dans l'hypothèse de l'acceptation d'une extradition. Certes, on ne manquera pas de vous dire qu'il s'agit là d'une appréciation difficile à porter sur un État étranger. Mais, d'une part, comme vous l'indiquait le président Labetoulle dans ses conclusions sur (Gabor) Winter (préc.) <( il y aura là matière à précautions oratoires ou de plume "; d'autre part, l'existence d'un principe général du droit est sans doute de nature à faciliter les motivations nécessaires; enfin et surtout, c'est moins l'État étranger sur lequel il s'agit de porter une appréciation que sur l'opinion que ce sera faite le Gouvernement français de la demande d'extradition.
B. Ensuite les délibérations de votre Assemblée générale.
Après avoir en en 1994 rendu public un avis relatif à l'extradition des nationaux, qui ne vous intéresse pas directement ici (sur le sujet, Michel Massé, L'extradition des nationaux, RSC, oct. déc. 1994, dans le même sens que l'avis rendu), vous avez fait connaître, dans Études et documents du Conseil d'État (n° 47, p. 393) la réponse que vous donniez le 9 novembre 1995 à la question de savoir si la règle selon laquelle l'extradition n'est pas accordée, lorsque l'infraction pour laquelle elle est demandée est politique, est ou non un principe à valeur constitutionnelle. Vous avez indiqué qu'eu " égard à la constance et à l'ancienneté de la règle exprimée par la loi de 1927 et par les conventions signées par la France ", le refus d'extrader pour ce motif constituait un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Si vous nous avez suivi jusque-là, vous ad mettrez que cet avis donne une indication précieuse pour ce que vous avez à juger aujourd'hui. En effet, d'une part, la clause française de la loi de 1927 peut se targuer de presque autant de titres, nous voulons dire d'usages, que la règle de ( l'infraction politique " (pour faire bref); d'autre part, et plus encore, nous vous avons dit pour quoi nous pensions que les deux éléments étaient en réalité indissociables.
Certes, il y a quelque paradoxe à reconnaître dans la salle d'Assemblée générale des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et dans la salle du Contentieux des principes généraux du droit, sur des sujets fort voisins. Et, après tout, vous avez aussi mentionné ici même des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (CE, Ass., 29 avr. 1994, Haut Commissaire de la République en Nouvelle Calédonie, p. 205; concl. Mme Denis-Linton, cette Revue 1994.947; chron. AJDA 1994.499). Mais c'était là reprendre une décision du Conseil constitutionnel bien connue (n°71-44DC du 16 juill. 1971, Rec. p. 29). Vous êtes ici plus familiers des principes généraux du droit. Au reste, vous avez rendu votre avis du 9 novembre dernier, bien entendu, sous réserve de l'appréciation du Conseil constitutionnel.
C. Enfin l'opportunité. Nous n'avons guère de doute à vous inviter à emprunter la voie que nous vous proposons compte tenu, ainsi qu'on l'écrit bizarrement aujourd'hui, de " l'état du monde ". Mais nous avons éprouvé cependant quelque perplexité devant les deux évolutions conjuguées que voici.
D'une part, tous les observateurs de la matière s'accordent à reconnaître qu'il existe aujourd'hui un déclin de la place que tient l'infraction politique dans le droit extraditionnel, soit pour le regretter (Mme Renée Koering-Joulin, JCP, préc.), soit pour l'encourager et l'accélérer (Cf. les considérations du professeur Vitu la sup pression de la distinction entre meurtre politique et meurtre de droit commun in Mélanges offerts à Georges Levasseur, Litec, 1992). Dans ce déclin, il est évident que les affaires de terrorisme ont joué un rôle prépondérant. Nous vous avons déjà indiqué que votre jurisprudence en a tenu un large compte.
D'autre part, le rapprochement des États de l'Union européenne et, peut-être plus encore, celui des États de l'Espace de Schengen modifient les données du droit extraditionnel, dans un sens qui n'est pas étranger aux demandes d'avis qui vous ont été faites depuis deux ans. En effet l'article 8 du traité de Rome, modifié par le traité sur l'Union européenne, a créé une " citoyenneté de l'Union " que possède toute personne ayant la nationalité d'un État membre.
L'article 1er de la Convention d'application de Schengen du 19 juin 1990 définit, parallèlement en quelque sorte, l'étranger comme "toute personne autre que les ressortissants (sic) des États membres des Communautés européennes". Dans ces conditions, le groupe de coopération judiciaire en matière pénale, prévu par le paragraphe 7 de l'article K1 du traité sur l'Union européenne, a travaillé à la fois dans le sens d'une simplification des procédures (un accord est intervenu sur ce point) de demande et d'exécution de l'extradition, et dans le sens d'une réduction drastique, entre les États de l'Union, des cas de refus d'extradition prévus par la Convention européenne voici quarante ans (sur ces points, Michel Massé, L'espace Schengen, RSC, oct.-déc. 1992, p. 800 et Régis de Gouttes, Vers un droit pénal européen, RSC, oct.-déc. 1993, p. 543). Dans ces conditions, le moment est-il bien venu de reconnaître le principe général dont nous vous avons fait état ?
Ces arguments d'opportunité sont évidemment forts. Ils ne nous ont pas convaincus. D'une part, la France n'a ratifié à ce jour aucun accord décisif en la matière, et les évolutions dont nous parlons n'ont encore aucune portée normative. Mais surtout, l'avis de votre Assemblée générale du 9 novembre 1995 ne nous a pas paru ignorer la question. L'application d'un principe fonda mental reconnu par les lois de la République ne saurait être bornée par des limites géographiques qui excluraient l'Europe des Quinze ou des Huit. n ne saurait valoir pour certaines demandes d'extradition et être ignoré pour d'autres. Nous pensons que cette manière de voir peut être transposée au principe que nous vous proposons de reconnaître. Comme un principe général, selon sa définition même, s'impose à toute autorité administrative, il s'impose aussi à toutes les affaires dont elle a à connaître. La question ici posée a été déjà largement tranchée par votre avis de 1995.
IX. Si vous reconnaissez ce dernier, alors se posera la question de son application au cas d'espèce puisque, comme nous vous l'avons dit, les accords passés avec le Mali en matière judiciaire ne mentionnent pas la clause française.
M. Koné a transféré depuis le Mali en France, et de là dans des pays tiers pour partie, des fonds provenant de trafic de gazole. Il n'a été en ces circonstances qu'un comptable, si nous osons ainsi nous exprimer, puisque les trafics eux-mêmes, selon le dossier, étaient œuvre de Mme Traoré, née Cissoko, épouse du chef de l'État de ce temps, et de son frère, Douah Abraham Cissoko, directeur général des douanes du pays. Il vous est indiqué que M. Koné a été leur complice car il était très proche en amitié de M. Cissoko.
Vous vous souvenez de ce que le chef de l'État malien a été arrêté, en mars 1991, après plusieurs jours d'émeutes meurtrières, la Constitution suspendue, le parti unique (Union démocratique du peuple malien) dissous; un Conseil de réconciliation nationale a pris les rênes du pouvoir. Quelques mois après ce changement, M. Koné, le requérant, qui venait d'être affecté aux bureaux de la Banque du développement du Mali à Paris, en a démissionné et a demandé la reconnaissance de la qualité de réfugié, qui lui a été refusée.
M. Koné estime donc que la demande d'extradition présentée par le Mali l'a été dans un but politique. il produit à l'appui de sa thèse des extraits de journaux maliens de 1993 à 1995, qui font état d'un vif sentiment d'impopularité à l'en droit de M. Douah Cissoko et de ses errements. De fait, alors que la plupart des responsables du régime Traoré ont été libérés, Mme Traoré et M. Cissoko sont demeurés détenus: " ils sont si compromis, écrit le journal Jeune Afrique en juin 1995, qu'ils n'ont a priori aucune chance d'être " libérables ". Un journal local au moins (Les Échos, non daté, n° 93, p. 6) fait état de son incompréhension à constater que des " hommes de paille " tels que Moussa Koné, donc le requérant, aient pu quitter le Mali sans être inquiétés. Ce dernier en déduit que ce sont ses liens avec l'ancien régime qui sont en cause et que la demande n'a pu être faite que pour un motif tenant à ces liens politiques.
Nous vous proposerions d'adopter cette thèse si M. Koné n'avait commis aucune infraction, ou si l'infraction pour laquelle il était pour suivie avait un lien avec une activité politique. Mais celle-ci n'existe pas au dossier. Il n'est fait état d'aucune opinion et encore moins d'activité politique mais seulement de liens d'amitié qui ont poussé le requérant dans une voie répréhensible. Nous pensons au surplus que le requérant vous apporte certes la preuve, qui lui revient (Cf. conventions franco-anglaise par ex.) de la sensibilité de l'opinion à l'égard de la corruption de l'ancien régime, il ne le fait pas pour celle d'une animosité éventuelle à son endroit de l'État malien actuel. Celui-ci, pour reprendre une distinction déjà faite, n'agit pas comme un persécuteur, mais comme un poursuivant.
La demande n'a pas été faite à raison des opinions politiques de M. Koné ni pour aucun autre but politique. Vous écarterez donc son dernier moyen.
Par ces motifs, nous concluons au rejet de la requête.
Jean-Marie DELARUE
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