CE, 9 Juillet 2010, M. et Mme Alain Mathieu, 339081, conclusions ▼
En substance
Il peut être soutenu, devant le juge de l’excès de pouvoir, qu’une circulaire ou une instruction prescrit d’appliquer une disposition législative contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution.
Recevabilité, par suite, d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée à l’appui d’un recours contre une instruction fiscale, alors même que l’inconstitutionnalité alléguée des dispositions dont elle prescrit l’application est l’unique moyen soulevé par les requérants à l’encontre de cette instruction et que les litiges individuels relatifs à l’application de ces dispositions aux contribuables relèvent des tribunaux de l’ordre judiciaire.
Les modifications législatives intervenues depuis la déclaration de conformité, par le Conseil constitutionnel, de dispositions relatives à l’impôt sur les grandes fortunes, ultérieurement reprises dans le code général des impôts pour l’impôt de solidarité sur la fortune, peuvent être regardées comme traduisant, au sens du 2° de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, un changement de circonstances de nature à justifier que la question de leur conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution lui soit à nouveau soumise.
N° 339081
M. et Mme Alain Mathieu
8ème et 3ème sous-sections réunies,
Lecture du vendredi 9 juillet 2010
Conclusions
M. Laurent Olléon rapporteur public
M. et Mme Alain Mathieu sont un couple de contribuables mariés assujettis à l'impôt de solidarité sur la fortune, ainsi qu'en attestent les pièces du dossier. Par une requête enregistrée le 30 avril 2010 au secrétariat du Contentieux, ils vous ont demandé d'annuler les instructions 7 R-1-89 du 28 avril 1989 et 7 S-1-92 du 11 février 1992, en tant qu'elles réitèrent des dispositions législatives qu'ils estiment contraires à la Constitution, à savoir les articles 885 A, 885 E et 885 U du CGI. Ils n'ont à ce jour développé aucun autre moyen que les moyens d'inconstitutionnalité que nous allons décrire dans un instant, qu'ils ont présentés dans un mémoire distinct, ainsi que l'impose, à peine d'irrecevabilité, l'article 23-5 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958.
Vous devez aujourd'hui décider de renvoyer ou nom au Conseil constitutionnel cette question prioritaire de constitutionnalité.
En défense, le ministre du budget soulève une fin de non recevoir. Il affirme qu'un recours pour excès de pouvoir formé contre une circulaire qui se borne à reprendre des dispositions législatives est irrecevable, et que la question prioritaire de constitutionnalité l'est aussi, par voie de conséquence. Nous ne croyons pas que vous ayez à statuer sur cette fin de non recevoir. En effet, si le Premier ministre déclare s'approprier les observations présentées par le ministre du budget, il prend l'exact contrepied de cette argumentation, en rappelant à titre liminaire qu'est recevable un recours pour excès de pouvoir formé contre une circulaire qui se borne à reproduire des dispositions législatives. Vous savez que votre jurisprudence a hésité en cette matière. Après avoir, dans un premier temps, jugé qu'un tel recours était irrecevable (CE 4 février 2004 n° 248647, OPHLM de Seine-et-Marne : RJF 4/04 n° 405), au grand dam du chroniqueur de la Revue de jurisprudence fiscale de l'époque, vous avez jugé l'inverse deux ans plus tard, en considérant qu'il découlait de votre jurisprudence de Section du 18 décembre 2002, Mme Duvignères, que dès lors qu'une instruction qui se borne à recopier les termes de la loi est adressée aux services afin qu'ils l'appliquent, cette instruction présente un caractère impératif suffisant à rendre recevable le recours pour excès de pouvoir formé à son encontre (CE 6 mars 2006 n° 262982, Syndicat national des enseignants et artistes : RJF 5/06 n° 573).
Le Premier ministre se garde donc bien de soutenir que le recours pour excès de pouvoir formé par les époux Mathieu contre les instructions litigieuses est irrecevable, ainsi que, par voie de conséquence, la question prioritaire de constitutionnalité qu'ils ont soulevée. Il développe une argumentation plus subtile, tirée de ce que la loi ne peut être regardée comme « applicable au litige » au sens de l'article 23-2 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958, auquel renvoie l'article 23-5, applicable aujourd'hui, lorsque son inconstitutionnalité est invoquée à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir formé contre une circulaire qui se borne à recopier la loi. Il déplace donc le débat depuis le terrain erroné de l'irrecevabilité vers celui des conditions posées par la loi organique au renvoi de la question au Conseil constitutionnel, en affirmant, tout simplement, que l'une de ces conditions n'est pas remplie. C'est pourquoi nous pensons qu'il n'y a pas, en définitive, de fin de non recevoir.
Les dispositions législatives contestées sont-elles applicables au litige ? Relevons, avant d'exposer l'argumentation du Premier ministre, que, dans le dernier état de leurs écritures, les époux Mathieu soulèvent l'inconstitutionnalité des articles 885 A à 885 Z du CGI, c'est-à-dire l'ensemble des dispositions relatives à l'impôt de solidarité sur la fortune. Or les dispositions des instructions fiscales qu'ils contestent dans leur recours pour excès de pouvoir ne traitent que de l'article 885 E, qui renvoie à l'article 885 A, et de l'article 885 U du code. Par conséquent, les autres articles ne sont, en tout état de cause, pas applicables au litige d'excès de pouvoir dont vous êtes saisis.
L'argumentation du Premier ministre consiste à affirmer que l'intention du pouvoir constituant, lorsqu'il a introduit cette nouvelle voie de droit dans la Constitution, à l'article 61-1, n'a jamais été d'ouvrir une voie de recours directe contre la loi. Or, admettre qu'une question prioritaire de constitutionnalité puisse être soulevée à l'appui d'un recours tendant à l'annulation d'une circulaire qui se borne à reproduire les termes d'une loi revient bien à ouvrir une voie de recours contre la loi elle-même. Et le Premier ministre de souligner qu'en matière fiscale, compte tenu de l'importance prise par les instructions qui précisent à l'attention des services les conditions d'application de la loi, admettre qu'une question prioritaire puisse être posée à l'occasion des recours formés contre les instructions créerait une véritable recours en déclaration d'inconstitutionnalité contre la plupart des dispositions du CGI. Au-delà de la matière fiscale, un tel recours serait ouvert contre toute disposition législative qu'un supérieur hiérarchique donne aux agents placés sous son autorité l'instruction de mettre en œuvre.
Nous croyons que vous ne pouvez souscrire à cette argumentation.
Il convient tout d'abord de relever que l'article 61-1 de la Constitution dispose que c'est à l'occasion d'une « instance en cours devant une juridiction » que le Conseil constitutionnel peut être saisi, sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, de la méconnaissance par une disposition législative des droits et libertés que la Constitution garantit. Au regard de la lettre même de la Constitution, il nous semble exclu de juger que lorsqu'un recours en excès de pouvoir a été formé devant le Conseil d'Etat contre une instruction fiscale ou, plus largement, une circulaire ministérielle, il n'y a pas d'instance en cours devant une juridiction, sauf à considérer que le recours pour excès de pouvoir n'est pas une instance… ou que vous n'êtes pas une juridiction.
Certes, le législateur organique a précisé les modalités d'application de ces dispositions, en prévoyant, à l'article 23-2 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958, que la disposition législative contestée doit être applicable au litige ou à la procédure, ou constituer le fondement des poursuites. Or, affirme le Premier ministre, lorsqu'une circulaire est attaquée devant le Conseil d'Etat au motif que la loi qu'elle recopie est inconstitutionnelle, il ne peut être soutenu que la loi en cause est « applicable au litige».
Soulignons que si vous statuez en ce sens aujourd'hui, nul après vous ne pourra remettre en cause ce que vous aurez jugé. Le Conseil constitutionnel a en effet jugé, par sa décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010, Consorts Labane, qu'il ne lui appartient pas, lorsqu'il est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité, de remettre en cause la décision par laquelle le Conseil d'État ou la Cour de cassation a jugé, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, qu'une disposition était ou non applicable au litige ou à la procédure ou constituait ou non le fondement des poursuites.
Nous vous invitons à juger au contraire que les dispositions contestées sont bien applicables au litige d'excès de pouvoir dont vous êtes saisis contre les instructions précitées, et cela pour deux raisons.
La première tient à la philosophie générale de la question prioritaire de constitutionnalité. L'un des éléments essentiels qui ont fondé cette réforme majeure est le constat que l'absence de contrôle de constitutionnalité a posteriori, outre le fait qu'elle plaçait la France dans une situation singulière parmi les démocraties occidentales, était progressivement devenue un rempart de papier dans la protection de la loi. La nature ayant horreur du vide, pour reprendre l'expression utilisée par le président Jean-Louis Debré lors de son audition par le comité Balladur, le 19 septembre 2007, les justiciables ont utilisé à plein l'arme conventionnelle pour contester la loi, depuis 1975 devant le juge judiciaire et depuis 1989 devant le juge administratif. Ils sont ainsi allés rechercher dans les engagements internationaux souscrits par la France, dont la supériorité sur les lois découle de l'article 55 de la Constitution, l'équivalent de nos normes constitutionnelles, et ont obtenu, devant le juge administratif ou le juge judiciaire, que les lois qui méconnaissent ces engagements soient écartées. Ce faisant, ainsi que le soulignait le président Debré, « s'est créée une incitation à se tourner non plus vers la Constitution mais vers la norme internationale (…). Une telle orientation n'est pas saine, ni pour les juges, ni pour notre démocratie. Il est parfois utile que nous soyons invités, de l'extérieur, à parfaire notre droit ».
Cette approche rejoint celle que le président de la République a exprimée le 1er mars dernier, dans le discours qu'il a prononcé devant le Conseil constitutionnel à l'occasion de l'entrée en vigueur de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité. Dans ce discours, le chef de l'Etat s'est réjoui de ce que cette réforme non seulement permette une renationalisation de certains contentieux, mais se révèle aussi un instrument incomparable de réappropriation, par les citoyens, de notre corpus constitutionnel. Et le président d'enfoncer le clou : « Il était plus que temps de mettre un terme à cette situation incompréhensible qui voulait que soit consacré, depuis 1981, un droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l'homme alors que dans le même temps, le citoyen était tenu à l'écart du prétoire du Conseil constitutionnel. Situation qui aboutissait parfois à ce que les litiges, au lieu d'être purgés en France, donnent lieu à des condamnations de la France par la Cour européenne. Beau résultat ! ». Et le président de saluer le choix opéré par le législateur organique d'imposer que soit examiné par priorité le moyen de constitutionnalité, lorsqu'une contestation est également soulevée sur le terrain du droit international.
Renationaliser les contentieux, c'est-à-dire permettre aux citoyens d'invoquer à l'encontre des lois une norme de droit national, la Constitution, plutôt que les engagements internationaux de la France : tel est donc l'objectif premier poursuivi par le nouvel article 61-1 de la Constitution. Or en jugeant que la loi n'est pas applicable au litige dans l'hypothèse qui vous est soumise aujourd'hui, vous iriez très exactement à l'opposé de cette préoccupation. En effet, dès lors qu'est recevable le recours pour excès de pouvoir formé contre les circulaires qui se bornent à recopier la loi, si vous fermiez aux justiciables la possibilité d'invoquer à cette occasion la Constitution à l'encontre de la loi, vous les inciteriez, à nouveau, à contourner l'obstacle en allant rechercher dans les engagements internationaux de la France le moyen de faire invalider la loi. Ils obtiendront tout autant, si le moyen est fondé, l'annulation de la circulaire attaquée, mais il leur aura fallu, pour cela, contester la loi non au regard de la Constitution, mais au regard d'une norme internationale.
La deuxième raison qui devrait vous inciter à écarter l'argumentation soulevée en défense tient à l'impossibilité, selon nous, de cantonner les effets de la position que le Premier ministre vous demande d'adopter. On vous dit : lorsqu'une circulaire qui se borne à recopier la loi est attaquée devant vous, la loi n'est pas applicable au litige au sens de l'article 23-2 de l'ordonnance organique. Mais que se passera-t-il lorsque sera attaqué devant vous non pas une circulaire, mais un décret d'application d'une loi qui, au mépris des règles que vous professez dans vos formations administratives, se borne, dans certaines de ces dispositions, à recopier cette loi ? Nous voyons mal comment vous pourrez, dans ce cas de figure, retenir une solution différente de celle que vous adopterez dans la présente affaire. En effet, dans l'un et l'autre cas, vous serez saisis par la voie du recours pour excès de pouvoir d'actes qui se bornent à recopier la loi. Pourrez-vous juger que l'inconstitutionnalité de la loi que le décret est censé préciser peut être invoquée alors qu'elle ne peut pas l'être lorsque c'est une circulaire commentant la loi qui est attaquée, quand bien même ces textes disent exactement la même chose ? Cela nous semble difficile.
Relevons ici que l'argument selon lequel le recours pour excès de pouvoir contre les circulaires est ouvert sans limitation dans le temps alors que celui dirigé contre les décrets n'est possible que dans les deux mois qui suivent leur publication au Journal officiel serait sans portée pour justifier une solution différente entre les circulaires et les décrets. En effet, vous savez que quiconque à intérêt à agir peut, d'une part, demander au Premier ministre, à tout moment, d'abroger un décret illégal, au motif que la loi sur le fondement de laquelle il a été pris viole une norme supérieure, et, d'autre part, attaquer devant vous le refus du Premier ministre de faire droit à cette demande, ce qui permet de contourner l'obstacle des deux mois, à cette seule différence que le requérant ne pourra obtenir que l'abrogation du décret, quand il aurait pu obtenir son annulation s'il l'avait attaqué dans les deux mois de sa publication.
En vérité, la solution à laquelle vous êtes conduits aujourd'hui découle des conséquences selon nous inéluctables de votre jurisprudence Duvignères, par laquelle vous avez admis la recevabilité du recours pour excès de pouvoir formé contre les circulaires qui se bornent à recopier la loi. C'est cette jurisprudence qui doit vous amener à admettre que la question prioritaire de constitutionnalité de la loi puisse être soulevée à cette occasion, au même titre que l'inconventionnalité de la loi que la circulaire commente.
Et c'est également cette jurisprudence qui, selon nous, prive de portée l'ultime objection formulée en défense. Le Premier ministre vous explique que si vous admettez que la question prioritaire de constitutionnalité de la loi puisse être soulevée à l'occasion du recours en excès de pouvoir formé contre l'instruction qui la recopie, vous serez conduits à vous prononcer sur des questions relatives à des textes législatifs qui, en l'absence de texte réglementaire d'application, sont placés sous le seul contrôle de la juridiction judiciaire. Or tel est déjà le cas aujourd'hui. Il se trouve que M. et Mme Mathieu ne soulèvent, à l'encontre des instructions attaquées, que des moyens d'inconstitutionnalité de la loi fiscale. Mais ils pourraient tout aussi bien soulever des moyens d'inconventionnalité de la loi, sur lesquels il vous appartiendrait, en tout état de cause, de vous prononcer. Par conséquent, ce n'est pas la question prioritaire de constitutionnalité qui va soudainement vous conduire à vous prononcer sur des circulaires qui se bornent à recopier des dispositions législatives dont l'application fait l'objet de litiges relevant de la compétence du juge judiciaire : vous le faites d'ores et déjà, en application de votre jurisprudence Duvignères.
Pour ces raisons, nous vous invitons à juger que le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat n'est pas un litige à part, une sorte de « faux litige » qui justifierait un traitement spécifique en matière de question prioritaire de constitutionnalité lorsqu'il est formé contre des circulaires qui recopient la loi. La loi en question est bien applicable au litige dont vous êtes alors saisis, et son inconstitutionnalité doit pouvoir être soulevée par le requérant qui tente d'obtenir l'annulation de la circulaire.
Examinons à présent si les autres conditions au renvoi au Conseil constitutionnel sont remplies.
S'agissant de l'article 885 E, qui renvoie à l'article 885 A du CGI, les époux Mathieu soutiennent qu'il méconnaît le principe d'égalité devant l'impôt compte tenu de la différence de traitement qu'il prévoit entre, d'une part, les contribuables mariés et les concubins notoires, qui sont soumis à une imposition commune et, d'autre part, les personnes ne vivant pas en concubinage notoire, qui sont imposés séparément.
Il faut à cet égard rappeler que l'impôt de solidarité sur la fortune est le fruit du rétablissement de l'impôt sur les grandes fortunes, qui avait été créé par les articles 2 à 9 de la loi de finances pour 1982. L'article 26 de la loi n° 88-1149 de finances pour 1989 du 23 décembre 1988 dispose en effet : « I. Il est institué, à compter du 1er janvier 1989, un impôt annuel de solidarité sur la fortune. Sont applicables à cet impôt les articles 885 A à 885 X, 1723 ter 00A et 1723 ter 00 B du CGI qui sont remis en vigueur dans la rédaction qui résulterait du décret n° 86-1086 du 7 octobre 1986 ». Ce décret portait, notamment, sur l'incorporation au CGI des textes relatifs à l'IGF, impôt qui avait été supprimé par l'article 24 de la loi de finances rectificative pour 1986. Or le Conseil constitutionnel avait été saisi de la loi de finances pour 1982, et les dispositions relatives à l'IGF avaient, à cette occasion, été contestées devant lui. Il s'est prononcé par sa décision n° 81-133 DC du 30 décembre 1981. Le ministre en tire la conclusion que tout le dispositif de l'impôt sur les grandes fortunes et, partant, de l'impôt de solidarité sur la fortune, a été déclaré conformé dans les motifs et le dispositif de cette décision.
Le dernier alinéa de cette décision précise qu'en l'espèce, il n'y a lieu pour le Conseil constitutionnel de soulever d'office aucune question de conformité à la Constitution en ce qui concerne les autres dispositions de la loi soumise à son examen, et l'article 2 dispose que la loi de finances pour 1982 est déclarée conforme à la Constitution. Ainsi que vous le savez, le Conseil constitutionnel a connu quatre périodes différentes dans la présentation du « considérant balai » et la rédaction du dispositif de ses décisions :
- de 1960 à 1977, le dispositif ne statue que sur les dispositions examinées ;
- de 1977 à 1991, le Conseil se prononce dans le dispositif sur l'ensemble des dispositions de la loi déférée ;
- à partir de 1991, le « considérant balai » est supprimé et le dispositif ne se prononce que sur les dispositions contestées ;
- enfin, depuis 1993, le Conseil ne statue que sur les dispositions qui lui sont expressément soumises ou qu'il a soulevées d'office.
Il nous semble que le fait que le Conseil constitutionnel juge qu'il ne soulève d'office aucune question de conformité en ce qui concerne les autres dispositions de la loi déférée ne peut être regardé comme traduisant le fait qu'il a validé dans ses motifs, au sens de l'article 23-5 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958, les dispositions qui ne font pas l'objet de motifs circonstanciés.
Dans sa décision du 30 décembre 1981, le Conseil constitutionnel s'est expressément prononcé sur les dispositions de l'article 3 de la loi de finances pour 1982 qui disposent que les concubins notoires sont imposés comme les personnes mariées. Etaient invoqués devant lui l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui prévoit que la contribution commune aux charges de la nation "doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés", et le principe d'égalité entre les sexes. Le Conseil a validé les dispositions critiquées devant lui au regard de ces deux principes. S'agissant du second, les auteurs de la même saisine soutenaient qu'il était violé par l'article 3 de la loi de finances au motif que cet article faisait peser la charge de l'impôt sur les hommes mariés ou vivant en concubinage notoire à raison de la valeur des biens de leur épouse ou concubine. Le Conseil a écarté ce grief en jugeant que l'article 3 n'établissait aucune discrimination au détriment de l'homme ou de la femme et se bornait à dire que l'assiette de l'impôt est constituée par la valeur nette des biens appartenant aux personnes visées à l'article 2 ainsi qu'à leur conjoint et à leurs enfants mineurs.
Par conséquent, le Conseil constitutionnel doit être regardé comme ayant validé dans les motifs et le dispositif de sa décision de 1981 les dispositions de l'article 885 E du CGI, relié à l'article 885 A, qui prévoient que les concubins notoires sont imposés comme les couples mariés. Le moyen tiré de ce que ces dispositions porteraient atteinte au principe d'égalité devant l'impôt en ce qu'elles discrimineraient entre les concubins notoires et les concubins non notoires ne peut donc, selon nous, justifier le renvoi au Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances.
Le Conseil constitutionnel a déjà eu recours à la notion de changement des circonstances. Par sa décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 sur la loi organique prise en application de l'article 61-1 de la Constitution, il a précisé que ce changement peut porter sur les normes de constitutionnalité applicables (par exemple l'adossement à la Constitution de la Charte de l'environnement intervenu depuis une précédente décision de conformité) ou sur les circonstances de droit ou de fait qui affectent la portée de la disposition critiquée. C'est ainsi que, par sa décision n° 2008-573 DC du 8 janvier 2009, le Conseil constitutionnel était revenu sur la règle imposant un nombre de deux députés minimum par département. Il avait, à cette occasion, invoqué un changement de circonstances de droit (le maximum de 577 députés fixé par le code électoral sur le fondement de l'article 24 de la Constitution) et un changement de circonstances de fait (l'augmentation non homogène de la population sur le territoire).
Au cas d'espèce, aucun changement de circonstances de cette nature n'est intervenu qui justifierait que soit à nouveau soumise au Conseil constitutionnel la question de la constitutionnalité des dispositions précitées de l'article 885 E du CGI.
Il est vrai que la constitutionnalité de l'article 885 E est contestée au regard du principe d'imposition à raison des facultés contributives, au motif qu'il inclut dans l'assiette de l'ISF l'ensemble des biens du foyer, sans en exclure les biens improductifs de revenus. Or, dans sa décision précitée du 30 décembre 1981, le Conseil constitutionnel ne s'est pratiquement pas prononcé sur l'assiette de l'impôt. Il a seulement validé les dispositions du III de l'article de la loi de finances pour 1982 qui prévoient que les biens ou droits grevés d'un usufruit, d'un droit d'habitation ou d'un droit d'usage accordé à titre personnel sont compris dans le patrimoine de l'usufruitier ou du titulaire d'un de ces droits pour leur valeur en pleine propriété, dispositions aujourd'hui codifiées à l'article 885 G du CGI. Naturellement, la question n'est pas nouvelle, s'agissant du principe constitutionnel d'imposition à raison des facultés contributives, affirmé à l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et sur lequel le Conseil constitutionnel s'est déjà prononcé. La question est-elle sérieuse ?
Les requérants invoquent la décision n° 98-405 DC du 29 décembre 1998, par laquelle le Conseil constitutionnel a réitéré son considérant de 1981 sur la détermination de l'assiette du redevable en cas de démembrement de propriété. Le Conseil y juge que l'impôt de solidarité sur la fortune a pour objet de frapper la capacité contributive que confère la détention d'un ensemble de biens et qui résulte des revenus en espèce ou en nature procurés par ces biens ; qu'en effet, en raison de son taux et de son caractère annuel, l'impôt de solidarité sur la fortune est appelé normalement à être acquitté sur les revenus des biens imposables ». Ils en tirent pour conséquence que le Conseil constitutionnel a nécessairement estimé que l'assiette de l'impôt ne pouvait comprendre des biens non productifs de revenus effectifs, tels que des comptes non rémunérés, des titres sociaux sans distribution de dividendes, une habitation ou des résidences dont le contribuable se réserve la jouissance, ou encore des meubles meublants. Vous pourriez être tentés de juger que dès lors que le Conseil constitutionnel mentionne, dans sa décision, non seulement les revenus en espèce, mais aussi les revenus en nature procurés par les biens assujettis, il vise également la jouissance que procure la détention de tels biens, quand bien même ils ne seraient pas productifs de revenus. Mais une telle interprétation de ces quelques mots nous semble excéder ce que vous pouvez juger dans le cadre du rôle de filtre que vous confère l'article 61-1 de la Constitution : la question nous semble donc sérieuse au sens de l'article 23-5 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958, ce qui justifie le renvoi au Conseil constitutionnel.
Enfin, la constitutionnalité de l'article 885 U du CGI est contestée. Ces dispositions, réitérées par le paragraphe n° 168 de l'instruction fiscale 7 R-1-89 du 28 avril 1989, sont applicables au litige. M. et Mme Mathieu soutiennent qu'elles portent atteinte à la règle constitutionnelle de la progressivité de l'impôt en ce qu'elles ne prévoient aucun système de quotient familial pour le calcul du montant de l'impôt de solidarité sur la fortune.
L'article 885 U est issu de l'article 6 de la loi de finances pour 1982, sur lequel le Conseil constitutionnel ne s'est pas prononcé. Certes, il s'est prononcé ultérieurement sur les modifications apportées au barème, par sa décision n° 98-405 DC du 29 décembre 1998 précitée. Pour autant, ainsi que vous l'avez jugé par votre décision Exbrayat du 31 mai 2010, le Conseil constitutionnel, lorsqu'il valide des modifications apportées à des dispositions législatives, ne saurait être regardé comme ayant déclaré conformes à la Constitution les dispositions législatives initiales qui sont modifiées, au sens et pour l'application du 2° de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958.
Le principe de progressivité de l'impôt, dérivé du principe d'égalité, a été érigé par le Conseil constitutionnel en principe constitutionnel (CC 21 juin 1993 n° 93-320 DC ; CC 20 mars 1997 n° 97-388 DC ; CC 30 décembre 1997 n° 97-395 DC ; CC 28 décembre 2000 n° 00-442 DC). La question n'est donc pas nouvelle au sens de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958.
En revanche, elle nous semble sérieuse. En effet, si le Conseil constitutionnel a jugé à plusieurs reprises que ce principe trouvait à s'appliquer en matière d'impôt sur le revenu, il n'a jamais jugé qu'il ne s'appliquait qu'à l'impôt sur le revenu, et donc pas à l'impôt de solidarité sur la fortune. Or cette question d'applicabilité conditionne le sort à réserver à la suite de l'argumentation des époux Mathieu, qui contestent l'absence de prise en compte du quotient familial : si ce principe vaut en matière d'ISF, cette absence méconnaît-elle le principe de progressivité de l'impôt ? En première analyse, il nous semble que non. Mais c'est selon nous au Conseil constitutionnel de le dire. Nous vous invitons donc à lui renvoyer cette question.
Et par ces motifs, nous concluons :
- qu'il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité à la Constitution des articles 885 A à 885 Z du CGI, à l'exception, d'une part, de l'article 885 E du CGI, en tant qu'il n'exclut pas de l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune les biens du foyer fiscal non productifs de revenus et, d'autre part, de l'article 885 U du CGI, en ce qu'il ne prévoit aucun système de quotient familial pour le calcul du montant de cet impôt ;
- à ce qu'en application de l'article 23-5 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958, vous sursoyiez à statuer sur la requête de M. et Mme Mathieu dans l'attente de la décision du Conseil constitutionnel.
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